La compensation de l’indemnité pour détention illicite avec les frais de procédure

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ATF 147 IV 55TF, 13.11.20, 6B_117/2020*

Dans le cadre d’une procédure en responsabilité de l’État intervenant après la clôture d’une procédure pénale, la créance en réparation du tort moral pour une détention dans des conditions illicites ne peut pas être compensée avec les frais de procédure sans l’accord du créancier.

Faits

Le Tribunal des mesures de contrainte du canton de Vaud constate l’illicéité des conditions de détention provisoire d’un détenu pendant 27 jours.

Par demande déposée devant le Juge de paix des districts du Jura-Nord vaudois et du Gros-de-Vaud, le détenu conclut à ce que l’État de Vaud soit condamné à lui verser la somme de CHF 5’400 avec intérêts au titre d’indemnisation pour les 27 jours de détention subis dans des conditions illicites. Le Juge de paix condamne l’État de Vaud à verser la somme de CHF 1’350 avec intérêts mais exclut la compensation de cette dette (requise par l’État de Vaud) avec la créance correspondant aux frais de procédure dus par le détenu.

Statuant sur les recours formés par le détenu (portant sur le montant de l’indemnité) et par l’État de Vaud (portant sur la compensation) le Tribunal cantonal vaudois les rejette tous deux. L’État de Vaud forme alors un recours auprès du Tribunal fédéral. Ce dernier doit en particulier se prononcer sur la question de savoir si, dans le cadre d’une procédure en responsabilité de l’État intervenant après la clôture d’une procédure pénale, l’État peut opposer sa créance en paiement des frais de procédure en compensation de la prétention du prévenu en réparation du tort moral pour une détention dans des conditions illicites.

Droit

Si l’indemnisation de conditions de détention illicites avant jugement n’est pas prévue expressément par le CPP, le Tribunal fédéral a admis qu’elle pouvait se fonder sur l’art. 431 CPP.

Dans des arrêts de principe, le Tribunal fédéral a considéré qu’à l’instar de la prétention en réparation du tort moral du prévenu libéré dans le cadre d’une procédure pénale (art. 429 al. 1 let. c CPP), l’indemnisation des conditions de détention illicites dans le cadre d’une procédure pénale fondée sur l’art. 431 al. 1 CPP ne pouvait pas être éteinte par compensation avec la créance de l’État portant sur les frais de procédure.

Or la question de savoir si, une fois la procédure pénale close, la prétention en réparation du tort moral pour détention dans des conditions illicites dans le cadre d’une procédure en responsabilité de l’État peut faire l’objet d’une compensation avec la créance de l’État portant sur les frais de procédure n’a quant à elle pas été tranchée.

Selon la jurisprudence, l’indemnisation des conditions de détention après jugement relève des normes ordinaires en matière de responsabilité de l’État.

Dans son argumentaire, l’État de Vaud invoque une violation de l’art. 120 CO, considérant que la créance pour le tort moral subi en raison de conditions de détention illicites est susceptible d’être compensée avec les frais de justice mis à la charge du prévenu.

Selon le Tribunal cantonal vaudois en revanche, l’indemnité litigieuse ne saurait être compensée avec les frais de justice mis à la charge du prévenu. Cette prétention s’interprèterait ainsi comme étant de nature spéciale dont le paiement devrait intervenir entre les mains du créancier (art. 125 ch. 2 CO). Par conséquent, elle ne serait pas exigible contre la volonté du créancier.

Le Tribunal fédéral rappelle brièvement que, comme cela ressort du texte de l’art. 125 ch. 2 CO, l’énumération des créances qui ne peuvent être éteintes par compensation n’est pas exhaustive. Le juge peut ainsi reconnaître à d’autres créances la nature spéciale exigée par cette disposition. Il s’agit donc d’examiner si la nature de l’indemnisation en raison de conditions de détention illicites, après la clôture d’une procédure pénale, est une créance qui doit être payée en main du créancier au sens de l’art. 125 ch. 2 CO.

Afin d’en examiner la nature, le Tribunal fédéral analyse le fondement de la créance, en déduction  notamment des art. 3 CEDH, 7 et 10 Cst. et 431 CPP.

En premier lieu, le Tribunal fédéral parvient à la conclusion que l’exigence conventionnelle de l’effectivité du recours indemnitaire tend à exclure la possibilité d’éteindre par compensation une créance en indemnisation des conditions de détention illicites fondée sur l’art. 3 CEDH.

Dans un deuxième temps et en ce qui concerne l’art. 431 al. 1 CPP, le Tribunal fédéral note que tant la jurisprudence que le Message du CPP interdisent la compensation des frais de procédure avec la réparation du tort moral, notamment en raison de la nature plutôt personnelle que patrimoniale de celui-ci et de son but.

Sous l’angle du principe de l’égalité de traitement (art. 8 Cst.), cette créance en réparation justifie également une prestation effective. En effet, les personnes qui n’ont pas pu faire valoir leur prétention en réparation financière dans le cadre de la procédure pénale, doivent pouvoir bénéficier d’une prestation effective de l’État et ne sauraient se voir opposer l’extinction de leur créance par compensation avec les frais de procédure.

Le Tribunal fédéral note enfin que l’art. 125 ch. 2 CO garantit, en matière de compensation dans le domaine du droit privé, la protection de la dignité humaine et le droit à la vie et à la liberté personnelle (art. 7 et 10 Cst.). Il résulte ainsi du caractère particulier du tort moral dû par l’État résultant de conditions de détention inhumaines et de la nécessité d’imposer à l’État l’exécution d’une telle prestation pour faire cesser les conditions de détention illicites que le paiement d’une telle créance doit être effectif.

Au vu de ce qui précède, le Tribunal fédéral estime que la créance en cause remplit la condition de la nature spéciale exigée par l’art. 125 ch. 2 CO, de sorte qu’elle ne peut pas être compensée avec les frais de procédure sans l’accord du créancier. Le recours est donc rejeté.

Note

Quand bien même la valeur seuil de CHF 30’000 requise en matière de responsabilité étatique (art. 85 al. 1 let. a LTF) n’est pas atteinte, le recours est admis car la question de savoir si la prétention en indemnisation fondée sur une détention dans des conditions illicites, après la clôture d’une procédure pénale, peut être compensée avec les frais de procédure dus par le détenu à l’État constitue une question juridique de principe.

Proposition de citation : Marie-Hélène Peter-Spiess, La compensation de l’indemnité pour détention illicite avec les frais de procédure, in : www.lawinside.ch/1004/