La chasse de cerfs dans le district franc fédéral de la forêt d’Aletsch

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ATF 147 II 186TF, 25.11.20, 1C_243/2019*

Tant en vertu du droit fédéral (art. 11 al. 5 LChP première phrase et art. 5 al. 1 let. a ODF) que du droit cantonal valaisan (art. 18 al. 1 let. a LcChP/VS concernant le gibier), la chasse est interdite dans les districts francs. Les organes cantonaux d’exécution peuvent cependant y autoriser le tir d’animaux non protégés lorsque l’exigent la sauvegarde des biotopes, la conservation de la diversité des espèces, des raisons cynégétiques ou la prévention de dommages excessifs causés par le gibier (art. 11 al. 5 LChP seconde phrase). La notion de “chasse” de l’art. 11 al. 5 LChP première phrase doit être distinguée de la notion de “tir” de l’art. 11 al. 5 LChP seconde phrase. Le tir doit être ordonné sur une base individuelle et spécifique, détaillant les personnes habilitées à tirer et précisant les nombreux critères et conditions dans lesquelles le tir doit être effectué. En outre, il convient de procéder à une pesée des intérêts en présence – dont en particulier la protection de la nature – afin de déterminer si la mesure est nécessaire et proportionnée.

Faits

Le Conseil d’Etat valaisan adopte un Avenant 2018 sur l’exercice de la chasse en Valais. Celui-ci prévoit notamment l’ouverture partielle pour la chasse de cerfs du district franc fédéral de la forêt d’Aletsch en 2018 (DFF No. 1). L’objectif de cette mesure consiste à diminuer la population de cerfs, lesquels causent des dommages considérables à la forêt d’Aletsch.

L’organisation de protection de la nature Pro Natura recourt contre l’adoption de l’avenant précité auprès du Tribunal cantonal valaisan. Déboutée, Pro Natura interjette recours auprès du Tribunal fédéral. Ce dernier doit en particulier se prononcer sur la légalité de l’ouverture partielle pour la chasse de cerfs du district franc précité.

Droit

Le Tribunal fédéral commence par rappeler que les districts francs fédéraux ou “eidgenössische Jagdbanngebiete” sont délimités par le Conseil fédéral d’entente avec les cantons (art. 11 al. 2 LChP). Selon l’art. 2 al. 1 et l’annexe 1 ODF, la forêt d’Aletsch est listée en tant que district franc fédéral.

Tant en vertu du droit fédéral (art. 11 al. 5 LChP première phrase et 5 al. 1 let. a ODF) que du droit cantonal valaisan (art. 18 al. 1 let. a LcChP/VS concernant le gibier), la chasse est interdite dans les districts francs. À teneur de l’art. 11 al. 5 LChP seconde phrase, les organes cantonaux d’exécution peuvent cependant y autoriser le tir d’animaux non protégés lorsque l’exigent la sauvegarde des biotopes, la conservation de la diversité des espèces, des raisons cynégétiques ou la prévention de dommages excessifs causés par le gibier. Selon le Tribunal fédéral, il convient de déterminer dans quelle mesure la notion de “chasse” de l’art. 11 al. 5 LChP première phrase se distingue de la notion de “tir” de la seconde phrase de cet alinéa.

Le Tribunal fédéral constate alors que les deux notions sont bien différentes. Contrairement à la chasse, le tir – tel qu’évoqué à l’art. 9 al. 4 ODF ou à l’art. 10 ODF (titre marginal) – doit être ordonné sur une base individuelle et spécifique, détaillant les personnes habilitées à tirer et précisant de quel animal, de quelle espèce, de quel sexe, de quel âge, etc. il s’agit ainsi que dans quelle quantité, dans quelle zone, à quelle période, avec quels moyens et dans quelles conditions le tir doit être effectué.

En l’espèce, l’Avenant 2018 sur l’exercice de la chasse en Valais s’adresse à un collectif, à savoir toutes les personnes ayant le droit de chasser. Cet avenant réglemente un cas précis ; délimitant dans quelles zones les détenteurs de brevets peuvent chasser en 2018. En revanche, l’avenant ne comporte pas d’ordre individuel et spécifique, ce qui exclut une qualification de tir.

Le Tribunal fédéral note alors que, bien que la chasse soit interdite dans le district franc de la forêt d’Aletsch et que l’avenant ne puisse pas être considéré comme y autorisant le tir, le tir de cerfs pourrait tout de même y être autorisé aux conditions de l’art. 11 al. 5 LChP seconde phrase. Dans ce cas, une mesure individuelle et spécifique devrait être ordonnée. De plus, celle-ci devrait s’avérer nécessaire et proportionnée sur la base d’une pesée des intérêts en présence, en particulier ceux de la protection de la nature, du patrimoine culturel et du paysage, ainsi que de la sylviculture et de l’agriculture (voir également l’art. 9 ODF).

Dans ce contexte, il convient de tenir compte de l’importance de la forêt d’Aletsch, biotope protégé selon les art. 18 et 18a LPN. Cette région extrêmement riche et diversifiée, tant que terme de paysages que de faunes, abrite de nombreuses espèces protégées. En 2011, la forêt d’Aletsch a été déclarée site naturel protégé, en tant que réserve forestière naturelle et paysage digne de protection (Décision du Conseil d’État valaisan du 12.01.11). De plus, les Hautes-Alpes bernoises et la région d’Aletsch-Bietschhorn sont inscrites à l’Inventaire fédéral des paysages, sites et monuments naturels (IFP), la forêt d’Aletsch étant citée comme l’une des raisons de l’importance nationale de toute la région. En particulier, la forêt d’Aletsch est la plus ancienne forêt de mélèzes et d’arolles protégée de Suisse et fait partie de l’un des plus grands districts francs helvétiques, constituant ainsi un refuge pour de nombreux animaux sauvages. Enfin, cette forêt fait office d’habitat pour des espèces en voie de disparition comme le tétras-lyre.

Il ressort de ce qui précède que l’ouverture partielle pour la chasse de cerfs du district franc fédéral de la forêt d’Aletsch est contraire au droit fédéral. Le tir de cerfs dans le district franc devrait être, le cas échéant, ordonné de manière individuelle et concrète.

Partant, le recours est admis.

Note

Dans son analyse, le Tribunal fédéral se penche sur l’histoire des districts francs, lesquels existent en Suisse depuis des centaines d’années. En 1875, le Message du Conseil fédéral concernant un projet de loi fédérale sur la chasse et sur la protection des oiseaux utiles soulignait ainsi déjà le besoin de protection du gibier, attachant “la plus grande importance à l’établissement de nombreux districts prohibés pour tout le gros gibier” (FF 1875 III 240, p. 247). Puis, le Tribunal fédéral note qu’en raison des dégâts croissants causés par le gibier et du déclin de divers animaux sauvages, la révision de la LChP de 1962 fut synonyme de modifications importantes, dont l’adoption de dispositions relatives à la prévention et à l’indemnisation des dommages causés par le gibier sauvage ainsi que l’introduction de la notion de protection de la nature (FF 1961 II 410, p. 426 f.). Il ressort du Message relatif à l’actuelle LChP que, grâce aux dispositions sévères de la loi, l’on pouvait rencontrer à nouveau dans de nombreux endroits des populations d’animaux sauvages en nombre suffisant, voire de populations en surnombre (FF 1983 II 1229, p. 1241). La question de savoir si les districts francs étaient devenus superflus se posait alors, dans la mesure où l’augmentation des effectifs d’animaux sauvages comme unique objectif des districts francs ne correspondait plus à la situation de l’époque. Le Message indique que les districts francs doivent ainsi tenir compte d’autres aspects tels que la préservation des biotopes, le dérangement des animaux sauvages par le tourisme, le sport et les exploitations agricoles et forestières, ainsi que la pression croissante exercée sur certaines espèces animales par la chasse. Les districts francs réduisant ces menaces resteraient ainsi judicieux et nécessaires, des interventions cynégétiques n’étant pas exclues dans certaines réserves.

En ce qui concerne les éventuelles suppressions ou modifications de districts francs fédéraux, l’art. 11 al. 3 LChP précise que celles-ci ne peuvent être effectuées qu’avec l’accord du Conseil fédéral ; le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication étant autorisé à modifier légèrement la définition des objets, d’entente avec les cantons, si la diversité des espèces est préservée (art. 3 ODF). En cas de suppression ou de modification, les cantons doivent veiller à ce que la chasse soit d’abord pratiquée avec modération dans les zones nouvellement ouvertes à la chasse (art. 4 ODF). Selon le Tribunal fédéral, ces dispositions soulignent l’importance de l’interdiction de la chasse qui prévaut dans les districts francs.

Enfin, cet arrêt est particulièrement intéressant puisqu’il fait suite à la récente votation populaire du 27 septembre 2020 sur la révision de la LChP. Cette révision prévoyait de nombreuses nouveautés, dont un changement de terminologie des districts francs, lesquels auraient été renommés “zones de protection de la faune sauvage”. Suite au refus de la révision par la population, l’actuelle LChP demeure toutefois applicable.

Proposition de citation : Marie-Hélène Peter-Spiess, La chasse de cerfs dans le district franc fédéral de la forêt d’Aletsch, in : www.lawinside.ch/1013/