L’illicéité de la clause d’exclusivité territoriale touchant les distributeurs de livres

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ATF 148 II 321 | TF, 03.03.2022, 2C_44/2020*

Bien que les accords verticaux entre un producteur et un distributeur puissent échapper aux règles en matière de concurrence, les accords conclus entre deux distributeurs y demeurent pleinement soumis. Ainsi, si un accord de distribution portant à la fois sur des livres produits par l’une des cocontractantes et sur des livres produits par des éditeurs tiers contient une clause d’exclusivité territoriale, l’art. 5 al. 4 LCart y est applicable.

Faits

Les Editions Flammarion SA est une société anonyme de droit suisse, autrefois détenue par le groupe français Flammarion, qui a été racheté en 2012 par le groupe Madrigall. Elle est chargée de la diffusion en Suisse des livres en français diffusés par Flammarion, soit d’une part les ouvrages édités par le groupe et, d’autre part, ceux produits par des éditeurs indépendants ayant chargé Flammarion de leur diffusion. Dans ce cadre, Les Editions Flammarion SA sous-traite la distribution à une société anonyme suisse, par le biais de trois contrats successifs contenant tous la clause suivante :

« [Les Editions Flammarion SA] confie à A.________, dans le respect des lois en vigueur, la distribution exclusive des produits définis à l’article 2 auprès de l’intégralité des revendeurs de livres. […]

[Les Editions Flammarion SA] s’engage à ne pas ouvrir de comptes directs à Paris pour des clients suisses, sans accord préalable [d’] A.________, sauf pour des titres soldés. (…) »

Entre 2007 et 2008, la COMCO effectue une enquête préalable sur le marché du livre écrit en français puis, en 2008, une enquête sur un potentiel abus de position dominante. Elle ouvre finalement une enquête sur l’existence d’éventuels accords illicites en mars 2011. L’enquête est suspendue le temps du référendum sur la Loi sur le prix du livre, rejetée en votation populaire. Après l’avoir reprise en mars 2012, la COMCO rend une proposition de décision en août 2012, suivie d’une décision, en mai 2013. Par celle-ci, elle prononce à l’encontre des Editions Flammarion SA une sanction de CHF 1’225’794.- selon les art. 49a al. 1 et 5 al. 4 LCart, ainsi qu’une interdiction d’entraver les importations parallèles, et la condamne au paiement des frais de procédure, de CHF 760’150.-, pour la période d’enquête allant de 2008 à 2012.

En octobre 2019, le Tribunal administratif fédéral admet partiellement le recours de Les Editions Flammarion SA et réduit sa sanction à CHF 919’346.-.

En janvier 2020, Les Editions Flammarion SA forme un recours en matière de droit public auprès du Tribunal fédéral. Celui-ci est appelé à se prononcer sur la légalité des clauses d’exclusivité territoriale contenues dans les contrats de distribution conclus entre Les Editions Flammarion SA et sa sous-traitante.

Droit

Le Tribunal fédéral commence par analyser si les contrats en question constituent des accords verticaux illicites au sens de l’art. 5 al. 4 LCart, à l’aune des trois conditions posées par cette disposition : (1) Existence d’un accord vertical de distribution ; (2) attribution d’un territoire et (3) protection territoriale absolue (cf. ATF 143 II 297, c. 6.2, résumé in : LawInside/457 et arrêt 2C_43/2020*, résumé in : LawInside/1145). Les deux premières conditions ne sont pas litigieuses en l’espèce, de sorte qu’il se concentre sur la troisième.

Aux termes de l’art. 5 al. 4 LCart, sont notamment illicites, car présumés entraîner la suppression d’une concurrence efficace, « les contrats de distribution attribuant des territoires, lorsque les ventes par d’autres fournisseurs agrées sont exclus. » Les Editions Flammarion SA conteste que cette présomption s’applique à son cas car elle ne serait qu’un simple fournisseur. Le Tribunal fédéral relève que l’engagement d’un producteur de ne pas vendre directement  ses produits sur un territoire lorsqu’il a externalisé la distribution sur ce territoire à une autre entreprise ne crée pas une protection territoriale absolue au sens de l’art. 5 al. 4 LCart. En effet, dans un tel cas, rien n’empêchera généralement d’autres distributeurs de réaliser des ventes sur le territoire concerné.

En l’espèce, le Tribunal administratif fédéral a ainsi considéré que l’engagement de Les Editions Flammarion SA à ce que le groupe Flammarion ne vende pas lui-même ses propres livres vers la Suisse ne tombait pas sous le coup de l’art. 5 al. 4 LCart, ce que le Tribunal fédéral ne remet pas en cause. Cela étant, le Tribunal fédéral relève qu’en l’occurrence, Flammarion ne distribuait pas que ses propres livres, mais également des ouvrages produits par d’autres éditeurs, externes au groupe. Or, si les accords verticaux entre un producteur et un distributeur peuvent échapper aux règles en matière de concurrence, les accords conclus entre deux distributeurs (potentiellement) concurrents y restent soumis. En conséquence, l’art. 5 al. 4 LCart est applicable à la clause d’exclusivité territoriale contenue dans les contrats en cause.

Pour déterminer s’ils créaient une protection territoriale absolue, le Tribunal administratif fédéral a interprété les contrats successifs selon les règles habituelles de l’art. 18 CO, en appliquant le principe de la confiance. Il a estimé qu’il existait une présomption de fait que par la clause litigieuse, la recourante avait voulu empêcher que des entreprises autres que sa sous-traitante puissent vendre des ouvrages diffusés par le groupe Flammarion. Il a également pris en compte des indices, notamment l’exclusion concrète d’importations parallèles depuis la France. Il ressort de cette interprétation que la volonté réelle et commune des parties était bien de de faire en sorte que la sous-traitante soit la seule société à distribuer en Suisse les livres diffusés par Flammarion. Le fait que certains revendeurs suisses aient réussi à effectuer des importations parallèles ne remet pas en cause ce constat, pas plus que la faculté des librairies d’acheter des livres par Internet, sur des sites de vente en ligne étrangers tels qu’Amazon. En effet, ces derniers ne constituent pas des « fournisseurs agréés » sur le marché de la distribution en gros (wholesale) du livre francophone (sur cette question, voir l’arrêt 2C_43/2020* précité, c. 9.3, résumé in : LawInside/1145).

Ainsi, d’après le Tribunal fédéral, le Tribunal administratif fédéral n’a pas versé dans l’arbitraire ni violé le droit fédéral en retenant que Les Editions Flammarion SA était partie à des contrats de distribution accordant une protection territoriale absolue à sa sous-traitante au sens de l’art. 5 al. 4 LCart.

Le Tribunal fédéral analyse ensuite si les accords litigieux doivent être qualifiés d’illicites. Il rappelle à cet égard que les accords verticaux visés par l’art. 5 al. 3 ou al. 4 LCart sont par nature réputés affecter de manière notable la concurrence au sens de l’art. 5 al. 1 LCart, sans qu’il soit encore nécessaire d’en examiner les effets réels (ATF 144 II 194, c. 4.3.1 ; 143 II 297, c. 5.2.5 et 5.4, résumé in : LawInside/457). Les accords d’espèce, qui ne sont pas justifiés par des motifs d’efficacité économique, sont ainsi illicites.

Rejetant ainsi tous les griefs de fond formulés par la recourante, le Tribunal fédéral admet toutefois très partiellement le recours en tant qu’il concerne le montant des frais de procédure mis à la charge de cette dernière et renvoie l’affaire au Tribunal administratif fédéral pour nouvelle décision sur ce point.

Note

Dans la première partie de l’arrêt, le Tribunal fédéral se penche sur la qualification des rapports contractuels, Les Editions Flammarion SA arguant qu’elle était liée à sa sous-traitante non pas par un contrat de distribution mais par un contrat d’agence. Il rappelle que ces contrats sont des conventions par lesquelles une entreprise investit une autre du pouvoir de négocier et/ou de conclure des contrats d’achat et de vente de biens ou de services pour son compte. L’entreprise mandatée n’assumant aucun risque et agissant comme un simple auxiliaire de l’entreprise représentée, les deux entités peuvent être considérées comme une seule unité économique pour les besoins du droit de la concurrence.

Au regard de l’absence d’indépendance économique de l’agent, de façon analogue au privilège de groupe (cf. arrêt 2C_43/2020*, résumé in : LawInside/1145), l’Union européenne considère que les accords de distribution qualifiables de contrats d’agence échappent en partie au droit de la concurrence, pour ce qui concerne les obligations imposées à l’intermédiaire en lien avec la vente à des tiers (“privilège de l’agent”). Il reste toutefois applicable aux autres dispositions du contrat d’agence, notamment aux éventuelles clauses d’exclusivité. La COMCO considère que l’approche européenne est applicable en Suisse, tandis que le Tribunal administratif fédéral y voit une piste d’interprétation utile.

En l’espèce, le Tribunal fédéral ne tranche pas les questions de savoir si la notion de “contrat d’agence” de droit européen doit être reprise en droit suisse, ni ne détermine si les accords de distribution litigieux s’assimilent à de tels contrats, car cette qualification est dépourvue d’influence sur l’issue du litige in casu. Cependant, il confirme que les clauses d’exclusivité territoriale, même contenues dans un contrat d’agence, ne bénéficient pas du privilège de l’agent car elles concernent les rapports des parties entre elles et que ce privilège ne constitue pas un blanc-seing au regard du droit des cartels, qui demeure applicable.

Proposition de citation : Marion Chautard, L’illicéité de la clause d’exclusivité territoriale touchant les distributeurs de livres, in : www.lawinside.ch/1167/