Le contrôle abstrait de la Loi genevoise sur la laïcité de l’État (I/III) : l’interdiction de signaler son appartenance religieuse dans le cadre de ses fonctions

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ATF 148 I 160 | TF, 23.12.2021, 2C_1079/2019*

L’interdiction faite aux membres du Conseil d’État, d’un exécutif communal, aux magistrats du pouvoir judiciaire et de la Cour des comptes ainsi qu’aux agents de l’État, de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs dans le cadre de leurs fonctions et lorsqu’ils sont en contact avec le public (art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE) porte atteinte à la liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.). Toutefois, il s’agit d’une restriction admissible au regard de l’art. 36 Cst

Faits

Le 26 avril 2018, le Grand Conseil du canton de Genève adopte la Loi sur la laïcité de l’État (LLE/GE). Suite à un référendum, la loi est soumise au vote populaire et acceptée à 55,05 %. Elle entre en vigueur le 9 mars 2019.

Une association ayant pour but de « revendiquer l’égalité de traitement de la communauté musulmane dans la pratique de la liberté religieuse à Genève et en Suisse », ainsi que son président, forment un recours abstrait contre certaines dispositions de la LLE/GE auprès de la Cour de justice du Canton de Genève. Celle-ci admet partiellement le recours, et annule l’art. 3 al. 4 LLE/GE relatif aux restrictions de signes extérieurs religieux par les membres du Grand Conseil et des conseils municipaux (cf. ACST/35/2019).

L’association et son président forment un recours abstrait de droit public auprès du Tribunal fédéral. Ils requièrent l’annulation de l’arrêt de la Cour de justice et des nouvelles dispositions sur (1) l’interdiction de signaler son appartenance religieuse dans le cadre de ses fonctions (2) l’interdiction de manifestations religieuses de nature cultuelle sur le domaine public et (3) les restrictions relatives aux signes extérieurs.

Le présent résumé traite du premier point, plus précisément de la constitutionnalité de l’art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE (l’al. 4 ayant déjà été annulé par la Cour de justice). Ceux-ci sont formulés comme suit :

Art. 3 – Neutralité religieuse de l’État

3. Les membres du Conseil d’État, d’un exécutif communal, ainsi que les magistrats du pouvoir judiciaire et de la Cour des comptes, observent cette neutralité religieuse dans le cadre de leurs fonctions et, lorsqu’ils sont en contact avec le public, ils s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs.

5. Les agents de l’État, soit ceux du canton, des communes et des personnes morales de droit public, observent cette neutralité religieuse dans le cadre de leurs fonctions et, lorsqu’ils sont en contact avec le public, ils s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs.

Droit

Le Tribunal fédéral commence par rappeler que dans le cadre du contrôle abstrait d’une norme cantonale, une retenue particulière s’impose, eu égard aux spécificités propres à chaque canton. En matière de liberté de conscience et de croyance, le canton de Genève a opté pour une séparation très nette entre l’Église (au sens large) et l’État. Il a formellement inscrit le principe de laïcité de l’État à l’art. 3 de sa nouvelle Constitution. C’est donc à la lumière de cette approche que le Tribunal fédéral examine les griefs des recourants.

Dans un premier temps, le Tribunal fédéral analyse si l’interdiction faite aux membres du Conseil d’État, d’un exécutif communal, aux magistrats et agents de l’État de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs lorsqu’ils sont en contact avec le public (art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE) porte atteinte à la liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.).

La liberté de conscience et de croyance est garantie par les art. 15 Cst., 9 CEDH et 18 Pacte ONU II. L’art. 15 Cst. protège notamment le droit d’agir selon ses croyances intérieures, de se comporter conformément aux enseignements de sa foi, et d’exprimer ses convictions religieuses (p.ex. en matière d’habillement par le port du voile islamique, de la kippa juive ou de l’habit de moines chrétiens).

En l’espèce, l’art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE porte atteinte à la liberté de conscience de croyance des personnes concernées car il limite leur droit de manifester leur religion.

Dans un deuxième temps, le Tribunal fédéral détermine si l’atteinte à la liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.) constitue une restriction admissible au regard de l’art. 36 Cst.

Concernant la base légale (art. 36 al. 1 Cst.), la LLE/GE est une loi au sens formel. En outre, l’art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE constitue une base légale suffisante.

S’agissant de l’intérêt public (art. 36 al. 2 Cst.), le Tribunal fédéral considère que l’art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE est une expression de la neutralité confessionnelle de l’État et vise à assurer la paix religieuse.

Plus spécifiquement concernant l’art. 3 al. 3 LLE/GE, il existe un intérêt public à ce que les membres des tribunaux, de la Cour des comptes et du Conseil d’État exercent leur activité en toute indépendance. Quant aux membres d’un exécutif communal, ils sont souvent appelés à prendre des décisions qui ont un impact direct sur leurs concitoyens. Les soumettre à une obligation de neutralité religieuse renforce ainsi la confiance des administrés dans leur impartialité.

Pour ce qui est de l’art. 3 al. 5 LLE/GE, le Tribunal fédéral estime que l’intérêt public de neutralité religieuse fortement marqué dans le canton de Genève, permet d’imposer aux agents de l’État de s’abstenir de signaler leur appartenance confessionnelle lorsqu’ils sont en contact avec le public.

Concernant la proportionnalité, l’interdiction de signaler son appartenance religieuse lors de ses fonctions est apte – selon le Tribunal fédéral – à sauvegarder la confiance des citoyens dans l’indépendance des magistrats et la neutralité des membres de l’exécutif cantonal et communal. S’agissant de la nécessité d’une telle interdiction, le Tribunal fédéral ne reconnaît aucune mesure moins incisive.

Quant à la proportionnalité au sens strict, il convient de mettre en balance la restriction à la liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.) des personnes visées par l’art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE, avec les intérêts publics de la neutralité confessionnelle de l’État, de paix religieuse et d’impartialité des personnes concernées.

Selon le texte de la loi, l’interdiction prévue à l’art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE ne s’applique que lorsque les personnes visées sont « en contact avec le public ». Pendant leur temps libre et lorsqu’elles ne sont pas en contact avec le public, elles peuvent donc exprimer leurs convictions religieuses sans violer l’art. 3 al. 3 LLE/GE. Aussi, cette interdiction est raisonnablement exigible eu égard au devoir de loyauté et de fidélité que les personnes visées ont envers les corporations ou personnes morales de droit public pour lesquelles elles exercent leur activité. Enfin, les intérêts publics que l’art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE vise à protéger sont importants et dignes de protection, au vu de l’approche fortement laïque prévalant à Genève.

Par ailleurs, l’obligation prévue à l’art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE concerne des signes religieux extérieurs et ne porte donc pas atteinte au noyau intangible de la liberté de conscience et de croyance. En effet, celui-ci ne protège que la liberté « intérieure ».

Ainsi, la restriction à la liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.) est proportionnelle aux intérêts publics visés par l’art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE. Le Tribunal fédéral souligne toutefois qu’il appartiendra aux autorités cantonales d’éviter une application excessivement rigide de cette disposition, mais de prioriser une interprétation conforme à l’art. 15 Cst.

En conclusion, l’interdiction faite aux membres du Conseil d’État, d’un exécutif communal, aux magistrats et aux agents de l’État de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs lorsqu’ils sont en contact avec le public porte atteinte à l’art. 15 Cst., mais est admissible au regard de l’art. 36 Cst.

Note

Concernant la recevabilité du recours, le Tribunal fédéral rappelle que lorsque l’objet de la contestation est un acte normatif, l’intérêt personnel fondant la qualité pour recourir suffit d’être virtuel (art. 89 LTF). En l’occurrence, le président de l’association est domicilié à Genève et il n’est pas exclu qu’il puisse un jour être élu ou engagé au sein de l’État dans l’une des fonctions mentionnées à l’art. 3 al. 3 et 5 LLE/GE. De confession musulmane, sa liberté de conscience et de croyance pourrait être restreinte par ces dispositions, de sorte qu’il dispose d’un intérêt digne de protection à leur annulation.

S’agissant de la qualité pour recourir de l’association, le Tribunal fédéral relève qu’il n’existe aucune indication au sujet des membres de l’association. Il n’est dès lors pas possible de déterminer si la majorité ou au moins un grand nombre de ceux-ci sont touchés par les dispositions attaquées (recours dit « égoïste »). La question de la qualité pour recourir de l’association demeure donc indécise, dans la mesure où son président est habilité à recourir.

Sur le fond, les recourants invoquent également une violation de l’interdiction de discrimination (art. 8 al. 2 Cst. et 14 CEDH). Selon eux, il serait discriminatoire de priver les personnes qui manifestent leur appartenance religieuse d’exercer une activité étatique, par rapport à celles qui dissimulent leur conviction ou à celles qui n’en ont pas.

Le Tribunal rejette ce grief. L’art. 3 LLE/GE n’interdit pas aux personnes croyantes l’accès aux fonctions étatiques, mais se limite à demander à celles-ci (i) d’observer la neutralité religieuse dans le cadre de leurs fonctions et (ii) de renoncer à manifester leur appartenance religieuse dans certaines situations.

Enfin, relevons que le Tribunal n’a analysé la restriction à la liberté de conscience et de croyance que sous l’angle de l’art. 15 Cst. En effet, l’art. 9 CEDH a un contenu quasiment identique à l’art. 15 Cst. et l’art. 18 Pacte ONU II ne revêt pas de portée propre par rapport à l’art. 9 CEDH.

Proposition de citation : Ariane Legler, Le contrôle abstrait de la Loi genevoise sur la laïcité de l’État (I/III)  : l’interdiction de signaler son appartenance religieuse dans le cadre de ses fonctions, in : www.lawinside.ch/1189/

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