La licéité d’une manifestation pacifique non autorisée (CourEDH)

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CourEDH, 03.05.2022, Affaire Bumbeș c. Roumanie, requête no 18079/15

Pour déterminer le caractère licite d’une manifestation, les autorités nationales sont tenues d’examiner le niveau de nuisance concrètement causé par celle-ci.

Malgré l’absence de l’autorisation requise par la législation nationale, une manifestation pacifique n’entraînant pas de perturbation de la vie quotidienne est licite au regard des art. 10 (liberté d’expression) et 11 CEDH (liberté d’association et de réunion) et, par conséquent, ne peut entraîner de sanction pour ses participant·e·s. 

Faits

En août 2013, le gouvernement roumain approuve un projet de loi autorisant l’extraction d’or et d’argent sur le site de Roșia Montană, sans consulter ni informer la population au préalable. Le projet, qui implique l’usage de cyanure, est controversé en raison de son probable impact négatif sur l’environnement et le patrimoine local. Afin de protester contre l’exploitation minière du site, quatre citoyen·ne·s se menottent à une barrière bloquant l’accès au parking du quartier général du gouvernement roumain, tout en brandissant des pancartes sur lesquelles on peut lire « Sauver Roșia Montană ». Il ressort de l’enregistrement vidéo de l’évènement, posté sur YouTube, que la police intervient rapidement pour détacher et évacuer les manifestant·e·s, qui gardent le silence et opposent une résistance purement passive. Leurs actions sont dépourvues de toute violence.

L’un des participant·e·s est condamné au paiement d’une amende de RON 500.- (l’équivalent de EUR 113.-) pour « actes violant certaines normes de coexistence sociale, l’ordre et la paix publics ». Compte tenu de l’absence d’autorisation préalable, telle qu’exigée par la législation nationale, les autorités roumaines considèrent en effet la manifestation comme illicite.

Suite au rejet des recours successifs formés contre cette décision par l’intéressé, il saisit la CourEDH en invoquant une violation de ses droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion, garantis aux art. 10 et 11 CEDH. La Cour est appelée à se prononcer sur la licéité de la sanction prononcée par le gouvernement au regard de ces dispositions.

 Droit

Le gouvernement roumain considère que le recourant a été sanctionné uniquement pour avoir commis des actes affectant l’ordre public. Or, selon la CourEDH, la sanction imposée au recourant ne peut être dissociée des points de vue exprimés par ce dernier, auxquels l’art. 10 CEDH est applicable. La protection des opinions personnelles, qui est visée par cette disposition, étant l’un des objectifs de la liberté de réunion au sens de l’art. 11 CEDH, la CourEDH examine le cas sous l’angle de l’art. 10 CEDH, néanmoins interprété à la lumière de l’art. 11 CEDH.

Une restriction des droits fondamentaux n’est licite que si elle (i) est prévue par la loi, (ii) poursuit un but légitime et (iii) est nécessaire pour atteindre ce but dans une société démocratique. En l’espèce, la CourEDH considère que la première et la deuxième conditions sont remplies. Concernant le test de « nécessité dans une société démocratique », la CourEDH rappelle qu’il implique de déterminer si la restriction correspond à un « besoin social pressant ».

En l’espèce, en accordant un poids prépondérant à l’illicéité formelle de l’évènement, le tribunal national a omis d’analyser le niveau de nuisance concret causé par les actions du manifestant. Or, d’après la CourEDH, l’exécution des dispositions légales sur les rassemblements publics ne peut pas constituer une fin en soi. Au contraire, les autorités doivent opérer une pesée des intérêts entre les buts légitimes poursuivis par les restrictions en cause (art. 11 par. 2 CEDH) et les exigences de la liberté d’expression. Une situation d’illicéité, comme celle d’une manifestation non autorisée au regard du droit national roumain, ne justifie pas en soi d’ingérence dans la liberté de réunion d’une personne. En tout état de cause, elle ne donne pas carte blanche aux autorités nationales, qui demeurent liées par les principes de proportionnalité et de nécessité. Afin de ne pas vider de sa substance la liberté de réunion garantie par l’art. 11 CEDH, les autorités nationales sont en particulier tenues de faire preuve d’une certaine tolérance envers les rassemblements pacifiques.

La CourEDH réitère finalement que l’imposition d’une sanction (administrative ou autre, mais a fortiori lorsqu’elle est de nature pénale), aussi clémente soit-elle, à l’auteur d’une expression qualifiée de politique peut avoir un effet dissuasif (chilling effect) indésirable sur l’expression publique (cf. ég. Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 146, cité par Arnaud Nussbaumer in : LawInside/1161, et les développements de l’auteur dans ce commentaire). Nonobstant le montant relativement bas de l’amende prononcée dans la décision attaquée, celle-ci n’est pas justifiée par des raisons pertinentes pour le test de « nécessité » de l’art. 10 par. 2 CEDH.

Partant, la CourEDH condamne à l’unanimité la Roumanie pour violation de l’art. 10 CEDH interprété à la lumière de l’art. 11 CEDH. Outre le remboursement du montant de l’amende ainsi que de ses frais d’avocat (environ EUR 1’900.-), le recourant se voit allouer une indemnité de EUR 5’000.- à titre de réparation de son dommage non pécuniaire.

Note

L’arrêt résumé ci-dessus rappelle l’arrêt AARP/410/2021 de la Chambre pénale d’appel et de révision genevoise (commenté in : LawInside/1144), dans lequel il était également question d’une manifestation non autorisée. De manière remarquable, la Cour de justice y avait explicitement appliqué l’art. 11 CEDH pour exclure toute condamnation des participant·e·s.

Comme le relève Quentin Cuendet dans son commentaire cité ci-dessus, plusieurs cantons et villes suisses soumettent l’organisation de manifestations à un régime d’autorisation préalable, dont le non-respect entraîne le prononcé d’une amende pouvant aller jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de francs (cf. art. 3 et 10 de la Loi genevoise sur les manifestations sur le domaine public ; art. 41 al. 1 et 18 al. 1 du Règlement général de police de la Commune de Lausanne ; art. 12 al. 1 et 42 al. 1 du Règlement général de police de la Ville de Fribourg). Cette jurisprudence de la CourEDH relativisant grandement la portée de telles exigences d’autorisation, les autorités suisses seraient sans doute bien avisées de faire preuve de retenue dans leur application des règlements communaux susmentionnés.

Au-delà des frontières suisses, cet arrêt pourrait avoir des conséquences importantes pour tous les États parties à la CEDH, qui devraient désormais cesser de poursuivre pénalement les personnes ayant pris part à des manifestations pacifiques, autorisées ou non, lorsque celles-ci n’entraînent pas de perturbation de la vie ordinaire.

Proposition de citation : Marion Chautard, La licéité d’une manifestation pacifique non autorisée (CourEDH), in : www.lawinside.ch/1191/

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  1. […] Dans l’arrêt Murat Vural contre Turquie par exemple, la CourCEDH a considéré que verser de la peinture sur des statues d’Atatürk en guise de protestation contre le régime politique de l’époque constituait une forme d’expression protégée par l’art. 10 CEDH (CourEDH, Murat Vural c. Turquie, 9540/07, 21 octobre 2014). Le fait qu’il se soit agi de déprédations n’a pas fait obstacle à l’application de l’art. 10 CEDH. Comme le relève la doctrine récente, la décision de la CourEDH « Bumbeș contre Roumanie […] est limpide : une manifestation est pacifique [et donc non-violente] si personne n’est blessé ni ne fait l’objet de violences physiques » (Genton/Favrod-Coune, Liberté d’expression et répression pénale, SJ 2022 623, nbp 159 avec référence à CourEDH, Bumbes c. Roumanie, 18079/15, 3 mai 2022, résumé in : lawinside.ch/1191). […]

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