Changement d’étude : pas de conflit d’intérêts sans connaissance effective du dossier

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TF, 06.05.2022, 5A_407/2021

Il n’existe pas de conflit d’intérêts justifiant une interdiction de postuler du seul fait qu’un·e avocat·e ayant effectué son stage au sein d’une étude devient collaborat·eur·rice d’une autre étude qui représente une partie adverse de la première.

Faits

Le Tribunal de première instance du canton de Genève prononce le divorce de deux époux. Contre ce jugement, l’ex-mari introduit un appel devant la Chambre civile de la Cour de justice, puis un recours en matière civile auprès du Tribunal fédéral.

Au stade de la procédure devant le Tribunal fédéral, l’ex-épouse intimée requiert qu’il soit constaté que le recourant n’est pas valablement représenté. En effet, l’acte de recours a été signé par une collaboratrice ayant effectué son stage d’avocate au sein de l’étude de l’avocate de l’intimée. Selon l’intimée, il ne peut pas être exclu que la collaboratrice concernée ait pris connaissance du dossier durant son stage.

Droit  

Le Tribunal fédéral rappelle que, dans le cadre d’une procédure pendante, l’autorité qui doit statuer sur la capacité de postuler de l’avocat·e d’une partie est le tribunal compétent au fond ou un·e membre de ce tribunal (ATF 147 III 351, résumé in : LawInside.ch/1058). Le Tribunal fédéral est donc compétent en l’espèce.

Dans les procédures soumises au CPC, la capacité de postuler de l’avocat·e fait partie des conditions de recevabilité au sens de l’art. 59 CPC (ATF 147 III 351, résumé in LawInside.ch/1058). Le Tribunal fédéral en déduit que, dans les procédures soumises à la LTF, la capacité de postuler constitue également une condition de recevabilité au sens de l’art. 42 LTF.

L’art. 12 let. c LLCA impose à l’avocat·e d’éviter tout conflit entre les intérêts de son client et ceux des personnes avec lesquelles il ou elle est en contact sur le plan professionnel ou privé. Les critères pertinents à cet égard sont notamment l’écoulement du temps entre deux mandats, leur connexité factuelle ou juridique, l’importance et la durée du premier mandat, les connaissances acquises par l’avocat·e dans l’exercice du premier mandat et la persistance d’une relation de confiance avec l’ancien·ne client·e (ATF 145 IV 218, résumé in LawInside.ch/739).

Dans le cas particulier d’un·e avocat·e qui change d’étude, le critère déterminant est la connaissance par l’avocat·e concerné·e, en raison de son précédent emploi, d’un dossier traité par le nouvel employeur.

Lorsqu’une incapacité de représentation survient, tou·te·s les avocat·e·s exerçant dans une même étude au moment de la constitution du mandat sont touché·e·s, quel que soit leur statut et les difficultés que le respect de cette exigence peut engendrer pour une étude d’une certaine taille.

Le risque de conflit d’intérêts doit en outre être concret. Or, dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral souligne que l’intimée invoque un risque purement abstrait et ne soutient pas que l’ancienne stagiaire de son étude aurait effectivement eu connaissance du dossier dans ce contexte. Le Tribunal fédéral nie dès lors l’existence d’un risque de conflit d’intérêts concret, admet la capacité de postuler de l’avocate du recourant et entre en matière sur le recours.

Au terme de l’examen des griefs soulevés par l’ex-époux, qui ne font pas l’objet du présent résumé, le Tribunal fédéral admet partiellement le recours.

Note

La solution à laquelle parvient le Tribunal fédéral ne prête pas le flanc à la critique. En l’absence d’éléments suggérant que la collaboratrice visée aurait eu connaissance du dossier durant son stage, l’existence d’un conflit d’intérêts concret fait en effet clairement défaut.

Cela étant, le raisonnement suivi par le Tribunal fédéral appelle les commentaires suivants.

  1. La confirmation de l’ATF 145 IV 218

L’arrêt TF, 06.05.2022, 5A_407/2021 vient confirmer la jurisprudence établie dans l’arrêt de principe publié aux ATF 145 IV 218, qui avait fait l’objet de nombreuses réactions en doctrine (voir notamment Benoît Chappuis, ATF 145 IV 218 : changement d’étude et conflits d’intérêts, in Revue de l’avocat, 11/12/2019, p. 511 ss ; Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui, Le conflit d’intérêts en cas de changement d’étude d’un collaborateur, in LawInside.ch/739 ; Jérémy Bacharach, Changement d’étude et conflit d’intérêts, in Revue de l’avocat, 5/2019, p. 2019, Tano Barth/Michel Reymond/Maikl Gerzner, Conflits d’intérêts en cas de changement d’étude, in Jusletter Weblaw 1.6.2019).

Si cet arrêt de principe a généré certains remous devant les juridictions de première instance, à la connaissance de l’auteur de ces lignes, c’est la première fois depuis l’ATF 145 IV 218 que le Tribunal fédéral se penche à nouveau sur cette question (à l’exception de l’ATF 147 III 351 dans lequel il s’est toutefois limité à déterminer l’autorité cantonale compétente pour se prononcer sur la capacité de postuler de l’avocat·e en matière civile).

Cette absence de contentieux au niveau fédéral n’est toutefois pas de nature à relativiser les craintes exprimées par certain·e·s auteur·e·s au moment de la parution de cet arrêt. Elle ne témoigne en effet pas nécessairement du fait que le risque de conflit d’intérêts en cas de changement d’étude serait limité, mais peut tout aussi bien découler de la mise en place, au sein des études concernées, de systèmes garantissant une meilleure détection des conflits en question. Or, si l’introduction de tels systèmes est à même de prévenir la survenance de conflits d’intérêts au sens de l’ATF 145 IV 218, elle est sans effet sur l’atteinte potentielle à la liberté économique des avocat·e·s souhaitant changer d’étude.

Dans l’arrêt ici résumé, le Tribunal fédéral réaffirme qu’en cas de changement d’étude par un·e avocat·e, « la connaissance par le collaborateur en raison de son précédent emploi d’un dossier traité par le nouvel employeur constitue l’élément déterminant » (consid. 1.2.2). Il répète par ailleurs que tou·te·s les avocat·e·s exerçant au sein d’une étude au moment de la constitution du mandat sont concerné·e·s par l’éventuel conflit d’intérêts, « quel que soit leur statut (associés ou collaborateurs) et les difficultés que le respect de cette exigence découlant des règles professionnelles peut engendrer pour une étude d’une certaine taille » (consid. 1.2.2).

Il est vrai que cet arrêt, vu l’absence patente de conflit d’intérêts, ne se prêtait pas à une relecture critique de l’ATF 145 IV 218. Le Tribunal fédéral pouvait en effet parfaitement se contenter de constater, comme il l’a fait, que l’avocate concernée n’avait pas eu connaissance du dossier de la procédure.

On peut toutefois regretter que le Tribunal fédéral se soit borné à reprendre les considérants de son précédent arrêt sans les atténuer ou engager de réflexion critique sur au moins deux aspects :

  • D’une part, la question de la connaissance du dossier par l’avocat·e qui change d’étude comme critère déterminant pour l’existence d’un conflit d’intérêts concret. Ainsi formulé, ce principe semble en effet faire obstacle à la prise en compte d’autres éléments pertinents tels que (i) l’existence de moyens permettant d’éviter qu’un·e avocat·e qui rejoint une étude ne soit mis·e en contact avec certains dossiers (Chappuis, op. cit., p. 513) ou (ii) le fait que l’avocat·e qui viole son devoir de fidélité et son secret professionnel s’expose déjà à des sanctions sérieuses, notamment sur le plan pénal (Chappuis, op. cit., p. 515 ; Nussbaumer-Laghzaoui, op. cit.).
  • D’autre part, la question de l’atteinte à la liberté économique causée par cette jurisprudence aux avocate·s désirant changer d’étude, qui peut se révéler excessive au vu notamment de l’exiguïté du marché juridique suisse (Chappuis, op. cit., p. 516 s.).
  1. La situation des avocat·e·s stagiaires

À la différence notable de l’ATF 145 IV 218, l’arrêt TF, 06.05.2022, 5A_407/2021 porte sur une situation où l’avocate concernée était encore avocate stagiaire, et non collaboratrice, au sein de l’étude agissant pour la partie qui se prévaut du conflit d’intérêts.

À aucun moment de son raisonnement le Tribunal fédéral ne fait référence à cette particularité. De ce fait, il semble admettre de manière implicite que la jurisprudence établie à l’ATF 145 IV 218 a vocation à s’appliquer également aux avocat·e·s stagiaires qui rejoignent une nouvelle étude une fois leur brevet obtenu.

Cela nous semble appeler les remarques suivantes, quand bien même les conclusions que l’on peut tirer de cet arrêt non destiné à publication sont limitées.

L’application des principes établis dans l’ATF 145 IV 218 aux avocat·e·s stagiaires semble cohérente avec la jurisprudence du Tribunal fédéral qui considère que les informations acquises par l’avocat·e dans le cadre d’autres activités professionnelles (non-soumises à la LLCA, à l’instar de l’activité d’avocat·e stagiaire) peuvent générer un conflit d’intérêts lorsque l’avocat·e peut les utiliser dans un nouveau mandat (Bacharach, op. cit. et les références citées).

En revanche, le risque d’atteinte à la liberté économique des stagiaires nouvellement breveté·e·s nous semble plus marqué encore que pour les autres avocat·e·s concerné·e·s par cette jurisprudence.

À cet égard, les enjeux sont bien résumés par Chappuis, qui se fonde notamment sur la jurisprudence du Bundesverfassungsgericht allemand : « [i]l est de plus en plus fréquent que, durant leur cursus académique, les étudiants effectuent des stages dans des études d’avocats, avant d’effectuer leur stage proprement dit, une fois leur diplôme universitaire obtenu. Selon la spécialisation qu’ils envisagent d’acquérir, les jeunes titulaires d’un brevet d’avocat travaillent ensuite fréquemment auprès de plusieurs employeurs afin de parfaire leur formation spécialisée […]. On ne peut que se rallier à l’analyse des juges allemands qui ont mis en évidence que ce mode de faire permet aux jeunes avocats d’élargir leurs perspectives de carrière, de progresser et d’augmenter en principe par la même occasion leurs revenus » (Chappuis, op. cit., p. 516).

Le risque d’une limitation importante de la mobilité professionnelle des avocat·e·s en début de carrière est ainsi bien réel. Dans une telle situation, il convient dès lors, à notre sens, de n’admettre l’existence d’un conflit concret justifiant une interdiction de postuler que de manière extrêmement restrictive.

  1. Le conflit d’intérêts invoqué au stade du recours au Tribunal fédéral

L’arrêt ici résumé se distingue également de l’ATF 145 IV 218 du fait que l’existence d’un conflit d’intérêts n’a été invoquée qu’au stade de la procédure devant le Tribunal fédéral. A l’inverse, dans l’ATF 145 IV 218, le Tribunal fédéral devait se prononcer sur un conflit survenu et invoqué au stade de la procédure cantonale.

Dans la mesure où l’absence de conflit concret était évidente dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral s’est contenté d’indiquer que la capacité de postuler de l’avocat constitue une condition de recevabilité au sens de l’art. 42 LTF. Il n’a en revanche pas précisé à quelles conditions il prononcerait une interdiction de postuler en relation avec un conflit d’intérêts apparu au stade d’un recours introduit devant lui.

A notre sens, dans un tel cas, les particularités du recours devant le Tribunal fédéral devraient être prises en compte pour déterminer le seuil de matérialité du conflit d’intérêts. En effet, à ce stade, le recours ne peut en principe être formé que pour violation du droit (art. 95 LTF). Dès lors, le risque qu’un·e avocat·e puisse utiliser des informations acquises au sein de son ancienne étude au détriment d’une partie adverse n’est pas évident, même lorsque l’avocat·e concerné·e a effectivement eu connaissance du dossier.

Par conséquent, lorsqu’elle est invoquée pour la première fois devant le Tribunal fédéral, l’existence d’un conflit concret devrait en principe être niée en l’absence de circonstances particulières justifiant une interdiction de postuler. De telles circonstances se conçoivent notamment lorsque la partie qui recourt invoque l’établissement inexact des faits (art. 97 LTF) ou que la partie intimée requiert le versement de sûretés en garantie des dépens (art. 62 al. 2 LTF). Dans ces cas, en effet, il est envisageable que des informations obtenues dans l’ancienne étude de l’avocat·e concerné·e puissent être utilisées au détriment d’une partie adverse.

En conclusion, le présent arrêt ne permet malheureusement pas de clarifier les incertitudes qui apparaissent à la lecture de l’ATF 145 IV 218. Il n’est en particulier pas plus explicite quant au degré de connaissance du dossier à partir duquel l’avocat·e qui change d’étude se place dans une situation de conflit d’intérêts. Faute de critère véritablement précis, il restera donc difficile de s’orienter pour les avocat·e·s confronté·e·s à une situation concrète. À l’inverse, le présent arrêt suscite de nouvelles interrogations, en particulier quant à l’extension des principes établis dans l’ATF 145 IV 218 aux avocat·e·s stagiaires qui rejoignent une nouvelle étude une fois leur brevet obtenu.

Sur ces points, une clarification de jurisprudence et une atténuation des principes esquissés par le Tribunal fédéral seraient donc les bienvenues.

Proposition de citation : Quentin Cuendet, Changement d’étude  : pas de conflit d’intérêts sans connaissance effective du dossier, in : www.lawinside.ch/1206/