Présomption d’innocence et disjonction des causes

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TF, 30.06.2022, 1B_58/2022

Un verdict de culpabilité prononcé à l’encontre d’un·e prévenu·e ne préjuge pas du sort de ses co-prévenu·e·s jugé·e·s dans une autre cause parallèle, même s’ils et elles sont jugé·e·s par le·la même magistrat·e. Ils et elles peuvent en effet avoir adopté un comportement individuel différent, voire avec des éléments subjectifs différents. Pareille situation ne compromet donc pas le principe de présomption d’innocence (art. 10 CPP). 

Faits

Le 20 septembre 2019, des centaines de militant·e·s tiennent une manifestation pacifique non-autorisée sur le pont Bessière à Lausanne. Une centaine d’ordonnances pénales, toutes parfaitement identiques, sont notifiées aux manifestant·e·s.

Sur opposition des manifestant·e·s, le Ministère public du Canton de Vaud porte l’accusation devant le Tribunal d’arrondissement de Lausanne. S’écartant du principe de l’unité de la procédure (art. 29 CPP), celui-ci ouvre une quarantaine de procédures en lieu et place d’une seule. En amont des procès, le Tribunal d’arrondissement de Lausanne rejette les diverses demandes de jonction des manifestant·e·s. Sur recours immédiat de ceux-ci, la Chambre des recours pénale le déclare irrecevable, au motif qu’une demande de jonction pourra être faite à nouveau à l’ouverture des débats.

Aussi, les 18, 19 et 20 octobre 2021 ont lieu trois audiences de jugement, dans trois causes différentes mais portant toutes sur les mêmes faits, à l’encontre de six prévenu·e·s. Ces trois audiences sont présidées par la même magistrate. À l’ouverture des débats de la première audience, la jonction demandée à titre préjudiciel est une nouvelle fois refusée. Les six prévenu·e·s sont pour l’essentiel reconnu·e·s coupables d’entrave aux services d’intérêt général (art. 239 ch. 1 CP), de violation simple des règles de la circulation routière (art. 90 al. 1 LCR) et d’empêchement d’accomplir un acte officiel (art. 286 CP).

Dans leurs déclarations d’appel respectives, les six condamné·e·s sollicitent d’emblée une jonction de leurs causes. La Cour d’appel pénale vaudoise refuse la jonction d’entrée de cause. Partant, par acte commun, les six condamné·e·s exercent un recours (immédiat) en matière pénale auprès du Tribunal fédéral contre ces décisions de refus de jonction. Le Tribunal fédéral doit se prononcer sur l’éventuel préjudice irréparable provoqué par un refus de jonction des procédures au stade de l’appel.

Droit

Le Tribunal fédéral rappelle d’abord que, s’agissant de prononcés qui ne mettent en principe pas un terme à la procédure pénale, les décisions sur la jonction ou la disjonction des procédures ne peuvent faire l’objet d’un recours en matière pénale que si elles sont susceptibles de causer un préjudice irréparable (art. 93 al. 1 lit. a LTF). Cela étant dit, la jurisprudence fédérale admet en principe l’existence d’un préjudice irréparable en cas de refus de jonction (ATF 147 IV 188 cons. 1.3.4, résumé in : LawInside.ch/1030 ; arrêt du Tribunal fédéral 1B_230/2019 du 8 octobre 2019 cons. 1.5.3), même si la situation procédurale de la partie concernée n’est pas en soi péjorée.

En l’espèce, seule est litigieuse la question de la jonction des procédures d’appel. Le Tribunal fédéral souligne que les causes ont été instruites séparément et n’ont pas été jointes en première instance. Partant, d’un point de vue formel, les recourant·e·s ne perdent pas de droits de parties dans les autres causes, puisqu’ils·elles n’ont jamais bénéficié de ce statut. Dans pareilles circonstances, il appartient aux recourant·e·s de démontrer, avec une argumentation circonstanciée, en quoi leur participation à la procédure d’appel concernant un·e autre prévenu·e serait susceptible d’influencer leur propre cause. Or les recourant·e·s n’ont pas apporté une telle démonstration.

En particulier, les recourant·e·s se plaignent d’un risque de violation du principe de la présomption d’innocence (art. 10 CPP). Ils·elles soutiennent que ce principe risque d’être violé si un Tribunal (en l’occurrence la Cour d’appel pénale vaudoise) tient un jour une audience de jugement contre un·e prévenu·e et que le lendemain, dans une autre cause mais pour exactement les mêmes faits, le même Tribunal tient une autre audience pour juger son·sa co·prévenu·e. Les recourant·es expliquent que cette violation serait irréparable vu que la Cour d’appel pénale vaudoise ne compte que huit magistrat·e·s qui siègent toujours dans des compositions de trois juges. Or, les autorités vaudoises ayant ouvert près de quarante procédures distinctes pour poursuivre les manifestant·e·s du pont Bessière, les huit magistrat·e·s cantonaux seront forcément amené·e·s à se prononcer sur des causes liées à ce contexte de faits à de nombreuses reprises.

Le Tribunal fédéral estime que cette argumentation ne suffit pas pour qu’il entre en matière. En effet, les différents jugements de première instance du cas d’espèce ne mentionnent pas l’identité et les comportements des autres manifestant·es. Selon la jurisprudence fédérale, le seul fait de faire référence à une manifestation ne permet pas de retenir qu’un verdict de culpabilité prononcé à l’encontre de l’un·e ou l’autre des manifestant·es préjugerait du sort de tous·tes les participant·es (arrêt du Tribunal fédéral 6B_62/2022 du 21 février 2022 cons. 3.3.2), d’autant plus qu’ils et elles peuvent avoir adopté un comportement individuel différent, voire avec des éléments subjectifs différents.

Partant, le Tribunal fédéral ne voit pas en quoi un traitement séparé des différentes causes pourrait causer un préjudice irréparable. Il déclare le recours irrecevable.

Note

Bien que non destiné à la publication, cet arrêt est rendu à cinq juges.

Jusqu’alors, le Tribunal fédéral rappelait dans sa jurisprudence que la présomption d’innocence était méconnue si, sans établissement préalable de la culpabilité d’un·e prévenu·e, et notamment sans que ce·tte dernier·ère ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense, une décision judiciaire le·la concernant reflète le sentiment qu’il·elle est coupable ; il peut en aller ainsi même en l’absence de constat formel, et il suffit d’une motivation donnant à penser que le·la juge ou l’agent·e d’Etat considère l’intéressé·e comme coupable (arrêt du Tribunal fédéral 6B_1177/2020 du 17 juin 2021 cons. 1.2, résumé in : LawInside.ch/1076 ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_1180/2019 du 17 février 2020 cons. 2.2.2).

Dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral estime pourtant qu’il n’est pas problématique qu’une même juge statue, dans des causes différentes, trois jours consécutifs, sur un même état de fait. La présomption d’innocence serait préservée du seul fait que dans le premier jugement, elle ne fasse pas état de l’identité des prévenu·e·s amené·e·s à être jugé·e·s les jours suivants. À notre avis, cette interprétation est problématique, à tout le moins dans le cas d’espèce. Le comportement reproché aux prévenu·e·s consiste notamment à s’être accroché·e·s les un·es aux autres au cours de la manifestation du pont Bessière. Il est donc difficile de voir comment le verdict de culpabilité à l’encontre de l’un·e pourrait ne pas avoir d’influence à l’encontre d’un·e autre.

Quant à l’argument concernant les éléments subjectifs qui pourraient différer, il est également insatisfaisant, puisqu’il laisse entendre qu’il n’est pas problématique qu’un·e prévenu·e se rende à son audience de jugement alors que les éléments objectifs de son comportement ont déjà été préjugés. Par ailleurs, les diverses ordonnances pénales (tenant lieu d’actes d’accusation) sont de véritables copiés-collés, et il en va quasiment de même pour les jugements. Dans de telles circonstances, il est difficile de voir comment les causes jugées les 19 et 20 octobre 2021 n’étaient pas préjugées du fait du procès du 18 octobre 2021.

Un des éditeurs de LawInside a représenté l’un des recourant·e·s dans cette affaire.

Proposition de citation : Camille de Salis, Présomption d’innocence et disjonction des causes, in : www.lawinside.ch/1215/