La responsabilité de la Confédération pour les actes du délégataire d’une tâche publique

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ATF 148 II 218 | TF, 17.12.2021, 2C_69/2021*

La responsabilité du délégataire d’une tâche publique au sens de l’art. 19 LRCF n’est engagée que s’il existe une base légale suffisante autorisant la délégation de l’activité en question. À défaut, la Confédération demeure exclusivement responsable du dommage causé sans droit par le délégataire dans l’exercice de cette activité.

Faits

En 2014, l’Office fédéral des migrations (ODM ; aujourd’hui Secrétariat d’État aux migrations) conclut un accord-cadre avec la société Securitas SA (Securitas). Cet accord-cadre règle les modalités de la fourniture par Securitas de prestations visant en particulier à garantir la sécurité et l’ordre dans les centres d’enregistrements de l’ODM.

En 2018, deux employés de Securitas sont impliqués dans une altercation violente avec un requérant d’asile. S’estimant victime d’un acte illicite, le requérant d’asile fait valoir des dommages-intérêts et un tort moral à l’encontre de Securitas. En outre, il forme une requête d’assistance judiciaire.

Securitas se tourne alors vers le Département fédéral des finances (DFF) afin de l’informer du fait qu’elle prévoit d’admettre la requête d’assistance judiciaire formée par le requérant d’asile. Elle considère que la Confédération est tenue de supporter les frais en découlant et souhaite en obtenir la confirmation avant de rendre sa décision.

Par décision, le DFF rejette la requête de Securitas au motif que la Confédération n’est pas tenue de prendre en charge les frais d’assistance judiciaire dans la procédure prévue par l’art. 19 LRCF.

Le Tribunal administratif fédéral rejette le recours formé par Securitas à l’encontre de cette décision.

Securitas forme alors un recours en matière de droit public auprès du Tribunal fédéral. Celui-ci doit déterminer, à titre préjudiciel, si Securitas est délégataire d’une tâche publique au sens de l’art. 19 LRCF. Dans la négative, Securitas n’encourrait en effet pas de responsabilité propre, ce qui exclurait d’emblée qu’elle doive supporter les frais d’assistance judiciaire du requérant d’asile.

Droit

À teneur de l’art. 19 al. 1 let. a LRCF, si un organe ou un employé d’une institution indépendante de l’administration ordinaire qui est chargée d’exécuter des tâches de droit public par la Confédération cause sans droit, dans l’exercice de cette activité, un dommage à un tiers, l’institution répond envers le lésé du dommage causé à un tiers.

Cette disposition présuppose que l’activité déléguée à l’institution indépendante de l’administration puisse être qualifiée de tâche publique.

En l’espèce, le Tribunal fédéral considère que le maintien de l’ordre et de la sécurité dans un centre pour requérants d’asile – le cas échéant au moyen de la force – constitue manifestement une tâche publique de la Confédération. La première condition d’application de l’art. 19 LRCF est donc remplie.

Le Tribunal fédéral examine ensuite si l’ODM pouvait se fonder sur une base légale suffisante pour déléguer cette tâche de sécurité publique à Securitas.

Selon l’art. 178 al. 3 Cst., la délégation de tâches publiques à des privés doit être contenue dans une loi au sens formel. Plus la tâche publique à déléguer est susceptible de porter atteinte aux droits des administrés, plus la norme de délégation doit être détaillée.

Le Tribunal fédéral relève que les exigences en termes de densité normative sont particulièrement élevées en l’espèce, dès lors qu’il est question de transférer le monopole de la force à une entité privée.

Dans ce contexte, l’accord-cadre conclu avec Securitas renvoie à l’art. 26 aLAsi, l’art. 22 aLMSI et l’art. 3 aOSF en lien avec l’art. 23 al. 2 aLMSI.

En vertu de l’art. 26 al. 2ter aLAsi, l’ODM peut notamment confier à des tiers des tâches destinées à assurer le fonctionnement des centres d’enregistrement. L’interprétation littérale de cette disposition ne permet toutefois pas d’établir si et dans quelle mesure le législateur avait l’intention de permettre la délégation de tâches de sécurité publique à des privés, susceptibles de porter atteinte aux droits fondamentaux des administrés. Une telle volonté ne ressort pas non plus des travaux préparatoires ou de la systématique de la loi. Ainsi, l’art. 26 aLAsi ne constitue pas une base légale suffisante au regard des exigences constitutionnelles.

Selon l’art. 22 LMSI, le Conseil fédéral peut confier des tâches de protection à des services privés afin d’assurer la protection des autorités et des bâtiments de la Confédération. Or, la délégation litigieuse a été opérée par l’ODM – et non par le Conseil fédéral – de sorte que l’art. 22 LMSI n’est pas pertinent en l’espèce.

À teneur de l’art. 3 aOSF, les services fédéraux mentionnés à l’art. 23 al. 2 aLMSI peuvent confier leurs tâches de protection à des services privés. Dès lors que la délégation de tâches publiques doit être contenue dans une loi au sens formel et non – comme en l’espèce – dans une ordonnance d’exécution, l’art. 3 aOSF ne résiste pas non plus à l’examen.

Force est ainsi de constater qu’aucune base légale suffisante n’autorisait l’ODM à déléguer des tâches de sécurité publique à Securitas.

Contrairement à ce qu’a retenu le Tribunal administratif fédéral, Securitas n’est donc pas une institution indépendante de l’administration chargée d’exécuter des tâches de droit public au sens de l’art. 19 LRCF.

En conséquence, la Confédération répond exclusivement du prétendu dommage causé sans droit au requérant d’asile. Aussi, elle seule est compétente pour se prononcer sur la requête d’assistance judiciaire formée par ce dernier.

Partant, le recours de Securitas est admis et la cause renvoyée au DFF pour instruction.

Proposition de citation : Marc Grezella, La responsabilité de la Confédération pour les actes du délégataire d’une tâche publique, in : www.lawinside.ch/1227/