L’interdiction partielle de la mendicité à Bâle-Ville

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ATF 149 I 248 | TF, 13.03.2023, 1C_537/2021*

Une interdiction partielle de la mendicité limitée à des endroits précis ne constitue pas une atteinte à la liberté personnelle. Dans le contexte de l’interdiction de la mendicité, les sanctions doivent être progressives et ne peuvent pas aboutir à une peine privative de liberté immédiatement. Même si ce sont les agissements d’une minorité ethnique qui ont poussé le législateur à adopter la disposition, il ne s’agit pas de discrimination si le texte légal n’opère aucune distinction basée sur la nationalité.

Faits

En 2019, le Grand Conseil du canton de Bâle-Ville abroge l’interdiction globale de mendicité sur son territoire ; il la remplace par des dispositions qui répriment la mendicité organisée.

Suite à cette modification, la mendicité augmente drastiquement, notamment dans les lieux publics comme la sortie des magasins. Quelques mois à peine après l’avoir abrogée, le Grand Conseil charge le Conseil d’État de Bâle-Ville de réintroduire une interdiction de la mendicité.

Le Conseil d’État propose une interdiction partielle de la mendicité, en prenant compte de l’arrêt de la CourEDH Lacatus c. Suisse (résumé in : LawInside.ch/1017), selon lequel une interdiction générale de la mendicité viole le droit à la vie privée (art. 8 CEDH). Les dispositions prévoient l’interdiction de la mendicité organisée à l’art. 9 let. a-c de la Übertretungsstrafgesetz de Bâle-Ville (ÜStG/BS), l’interdiction dans certains lieux publics de la mendicité (art. 9 al. 2 let. a-g ÜStG/BS) et la confiscation des valeurs patrimoniales obtenues par la mendicité organisée (art. 9 al. 3 ÜStG/BS).

Plusieurs associations et privés forment recours en matière de droit public au Tribunal fédéral contre l’acte normatif cantonal (art. 82 let. b LTF). Ils demandent l’abrogation de l’art. 9 al. 1 let. a, al. 2 let. b-g et al. 3 ÜStG/BS en raison de leur incompatibilité avec la Constitution fédérale, la CEDH et l’Accord Suisse-U.E. sur la libre circulation des personnes (ALCP). Le Tribunal fédéral est ainsi amené à se prononcer sur la constitutionnalité de l’interdiction partielle de la mendicité.

Droit

Le Tribunal fédéral commence par relever que la qualité pour agir de certaines parties apparaît comme douteuse. Toutefois, puisqu’un recourant pratique la mendicité afin de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, il est virtuellement touché par la réglementation et a un intérêt digne de protection ; il dispose donc de la qualité pour recourir (art. 89 al. 1 let. b et c LTF). Il se justifie alors d’entrer en matière sur le recours, étant précisé que dans le contexte d’un recours abstrait, une abrogation de la norme n’intervient que lorsqu’aucune interprétation conforme avec le droit supérieur n’est possible.

Les recourants invoquent trois violations de leurs droits constitutionnels : la liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst. féd. cum 8 CEDH), la liberté d’expression (art. 16 Cst. féd. cum 10 CEDH) et la liberté économique (art. 27 Cst. féd.). L’interdiction de la mendicité constitue une atteinte à la liberté personnelle (ATF 134 I 214, consid. 5.3), respectivement à la dignité humaine (art. 7 Cst. féd. ; Lacatus c. Suisse, para. 107). En revanche, on peut douter que les deux autres libertés puissent être atteintes par une interdiction de la mendicité. Au surplus, elles n’apportent pas de protection juridique supplémentaire aux recourants. Partant, la question peut rester indécise.

Reste désormais à apprécier si la disposition incriminée constitue une restriction à la liberté personnelle admissible au regard de l’art. 36 Cst. féd.

L’art. 9 al. 1 let. a ÜStG/BS vise à réprimer la mendicité organisée (in organisierter Art und Weise bettelt). Même si cela ne ressort pas directement du texte légal, cette disposition cible les comportements qui dégagent une certaine énergie criminelle. Une simple organisation entre personnes qui pratiquent la mendicité ne suffit pas à constituer une infraction ; il faut y ajouter un comportement contraire au droit comme l’exploitation ou la tromperie. On peut penser à un groupe organisé qui écarte ou évince d’autres mendiants d’une zone afin d’en profiter exclusivement. À défaut d’être dans le texte légal, ces précisions pourront être ajoutées à l’ordonnance en vue d’une application conforme à la volonté du législateur. Puisque les exigences de base légale formelle, d’intérêt public et de proportionnalité sont remplies, l’art. 9 al. 1 let. a ÜStG/BS constitue une restriction admissible à la liberté personnelle.

L’art. 9 al. 2 let. b-g ÜStG/BS réprimande la mendicité dans certains lieux publics. Notamment, la disposition interdit la mendicité à proximité des transports publics, des distributeurs d’argent et parcmètres, des lieux d’usage publics (cinéma, magasins, banques, offices postaux, etc.), des hôtels ou restaurants, des stands de vente ou des buvettes ainsi que des jardins, cimetières ou terrains de jeux. Le législateur n’a pas introduit d’interdiction totale de la mendicité ; au contraire, il a clairement défini à l’attention des personnes qui mendient quelles zones elles ne devaient pas fréquenter. La disposition laisse suffisamment d’espace hors de la zone d’interdiction, y compris dans le centre-ville. Elle se fonde sur une base légale formelle, remplit un intérêt public et est proportionnée ; elle n’est pas contestable. Cependant, l’article rend coupable la mendicité dans les parcs (art. 9 al. 2 let. g ÜStG/BS). Contrairement aux espaces précités, les parcs sont le cadre d’autres activités animées et bruyantes. Il n’existe donc pas d’intérêt public à la restriction de la mendicité dans ce lieu. De plus, l’interdiction totale apparaît disproportionnée par rapport au risque d’insécurité lié à la mendicité. Pour ces raisons, le mot « parcs » sera supprimé de la disposition.

Le Tribunal fédéral analyse ensuite la sanction d’une infraction à la loi sur la mendicité. Celui qui se rend coupable d’une infraction de l’art. 9 al. 2 let. b-g ÜStG/BS risque une peine de 50 francs. Faute de paiement, l’amende peut être convertie en peine privative de liberté ; en cas de récidive, la privation de liberté peut durer plusieurs jours. Notre haute Cour relève que, dans les faits, l’essentiel des amendes a abouti à une privation de la liberté pour cause d’insolvabilité. Au vu du contexte de la mendicité et de la précarité des personnes qui la pratiquent, la privation de liberté représente la véritable sanction, plutôt que l’amende précédemment infligée. Cette sanction, en considérant la légèreté de l’infraction, apparaît excessive. D’autres mesures peuvent restreindre de manière efficace la pratique de la mendicité. Le Tribunal fédéral charge donc le législateur cantonal de mettre en place dans l’ordonnance un système progressif de mesures administratives à prononcer avant une sanction pécuniaire ; d’ici là, aucune amende ne pourra être prononcée sur la base de l’art. 9 al. 2 let. b-g ÜStG/BS.

Ensuite, les recourants soulèvent que l’interdiction de la mendicité contreviendrait à l’ALCP, car les ressortissants étrangers disposent d’un droit d’entrer sur le territoire afin d’y mendier. Même si l’entrée sur le territoire est garantie par l’ALCP, tel n’est pas le cas du droit de séjour au-delà de trois mois. Celui-ci peut découler d’un séjour avec activité lucrative, un séjour sans activité lucrative ou en vue de recevoir des prestations de services.

En l’espèce, la pratique de la mendicité ne relève d’aucun de ces cas de figure. Le Tribunal a déjà affirmé dans sa jurisprudence que la mendicité ne constitue pas une activité lucrative au sens de l’ALCP (ATF 143 IV 97, consid. 1). Le séjour sans activité lucrative suppose des moyens financiers suffisants, ce qui n’est pas le cas des mendiants en règle générale. Enfin, la mendicité ne représente pas une prestation de services que percevrait celui qui pratique l’aumône. Par ailleurs, de nombreux pays européens appliquent une interdiction partielle ou totale de la mendicité ; ces juridictions ne considèrent pas une interdiction comme incompatible avec la libre circulation des personnes ou le droit commun. L’interdiction de la mendicité est ainsi compatible avec l’ALCP.

Enfin, les recourants soulèvent que la réglementation contreviendrait à l’égalité de traitement (art. 8 Cst. féd.). En effet, le législateur a adopté l’article litigieux en réaction à la pratique de la mendicité par des membres de la communauté des Roms ; elle avait fortement augmenté après la levée de l’interdiction en 2019. Il n’est pas contesté que les mendiants roms sont à l’origine de la disposition ; les débats parlementaires l’indiquent clairement. Cependant, le texte de loi adopté est neutre et ne vise pas particulièrement une ethnie. L’interdiction concerne tous les mendiants, qu’importe leur nationalité. Sur le plan de la discrimination indirecte, cette dernière doit être niée tant qu’il n’existe pas d’indices concrets que la discrimination ne vise qu’une minorité ou est appliquée de manière manifestement inégale. En l’espèce, a fortiori dans le contexte d’un contrôle abstrait, de tels indices n’existent pas ou ne suffisent pas à démontrer l’existence d’une discrimination indirecte.

Partant, le recours est partiellement admis. La loi ne constitue pas une atteinte à la liberté personnelle et ne sera pas modifiée, excepté la suppression de l’interdiction de la mendicité dans les parcs. Au surplus, les autorités devront adopter des ordonnances dans le sens des considérants de l’arrêt.

Note

Avant l’arrêt Lacatus c. Suisse, le Tribunal fédéral considérait une interdiction générale de la mendicité comme compatible avec le droit à la vie privée (p. ex. ATF 134 I 214 et TF, 10.09.2014, 6B_530/2014 à l’origine de l’affaire Lacatus c. Suisse).

Il prend ici une approche plus nuancée. L’arrêt du Tribunal fédéral nous paraît relativement convaincant : il découle d’une recherche fouillée et apporte des nuances au texte légal. À de nombreuses reprises, le Tribunal fédéral s’adresse directement aux autorités de poursuite pénale. En effet, notre haute Cour n’a certes pas abrogé le texte, mais a fourni une interprétation du texte légal conforme avec le droit supérieur. Cette interprétation lie ceux qui devront appliquer la norme.

De même, le Tribunal fédéral intervient auprès du législateur. Il lui impose l’obligation d’adopter des ordonnances afin de concrétiser le droit des sanctions qui découle de l’interdiction de la mendicité :

« En ce sens, la sanction pénale en tant que telle dispose d’une base légale suffisante. Son application nécessite toutefois une mise en œuvre conforme à la Constitution et à la Convention, qui ne peut pas être laissée à la seule discrétion de la pratique. Les mesures de droit administratif qui doivent précéder la sanction pénale ne peuvent certes pas être fixées directement par le Tribunal fédéral, compte tenu de la marge de manœuvre politique dans l’aménagement des mesures possibles. C’est plutôt la tâche soit du législateur cantonal, soit du Conseil d’État, qui doit concrétiser la réglementation légale existante par voie d’ordonnance. » (consid. 5.4.7, traduction libre).

Ces cautèles renforcent la sécurité juridique et nous semblent bienvenues.

Cela étant, on peut s’interroger sur le bien-fondé d’interdictions de la mendicité, même partielles. Elles reviennent à pénaliser des personnes en situation de grande vulnérabilité. Les motifs d’intérêt public poursuivis par une telle interdiction devraient donc être particulièrement solides. À cet égard, la CourEDH, citant dans l’arrêt Lacatus c. Suisse la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, relève que rendre la pauvreté moins visible dans une ville et d’attirer des investissements n’est pas une motivation légitime au regard des droits de l’homme. On peut se demander si interdire la mendicité à proximité des lieux publics évoqués dans la loi bâloise litigieuse in casu (transports publics, distributeurs d’argents, restaurants, etc.) protège vraiment un intérêt public prépondérant, ou s’il s’agit simplement d’éviter de heurter les sensibilités des passants et des commerçants.

Nous relevons que la Chambre constitutionnelle de la Cour de Justice de Genève, dans un arrêt ACST/12/2022 du 28 juillet 2022, a validé une loi genevoise relativement similaire à la loi bâloise contestée ici (pour une analyse critique, Zimmermann/Da Rugna, Interdire la mendicité sans violer les droits humains ?, in : sui generis 2023, 23 ss).

Proposition de citation : Arnaud Lambelet, L’interdiction partielle de la mendicité à Bâle-Ville, in : www.lawinside.ch/1299/