Le calcul des coûts d’énergie imputables du gestionnaire d’un réseau de distribution (art. 6 LApEl)

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ATF 142 II 451TF, 20.07.2016, 2C_681/2015*, 2C_682/2015*

La première partie de cet arrêt, qui traite du droit du consommateur final à obtenir une décision fixant le prix de l’électricité à payer au gestionnaire de réseau de distribution a été résumée ici : www.lawinside.ch/311.

Faits

VonRoll SA se fournit en électricité auprès de la Centralschweizerische Kraftwerke AG (CKW). En 2009, vonRoll SA demande à la Commission fédérale de l’électricité (ElCom) de rendre une décision constatant l’obligation faite à la CKW de lui fournir, vu sa qualité de consommatrice finale avec approvisionnement de base, de l’énergie électrique en tout temps et à un prix déterminé par la ElCom ou une autorité judiciaire.

Quelque temps après et suite à diverses indications de consommateurs, la ElCom ouvre d’office une procédure de contrôle des tarifs d’électricité de la CKW pour l’année 2008/2009, puis pour les années suivantes.

En 2011, la CKW reconnaît la prétention d’approvisionnement de base de vonRoll SA et fixe un tarif pour les gros consommateurs avec approvisionnement de base, avec l’intention de l’appliquer à la société. VonRoll SA refuse d’admettre ce tarif et maintient qu’il revient à la ElCom de déterminer le prix auquel la CKW doit lui fournir l’électricité. Suite à la résolution de la question de l’approvisionnement de base, la ElCom communique à vonRoll SA le classement de la procédure et le traitement de ses griefs restés litigieux dans le cadre des procédures de contrôle des tarifs ouvertes d’office.

Après des échanges ultérieurs, vonRoll SA dépose en 2013 un recours pour déni de justice auprès du TAF et demande à ce qu’ordre soit donné à la ElCom de traiter sa requête de fixation du tarif pour l’approvisionnement en énergie électrique. Peu après, la ElCom rend une décision partielle à propos des coûts d’énergie imputables de la CKW pour l’année 2008/2009. Elle reconnaît 199’685’849 francs de coûts imputables (corrigés devant le TAF : 200’775’677 francs) et ordonne que les suppléments encaissés soient utilisés pour diminuer les tarifs d’électricité. En outre, elle rejette les requêtes de vonRoll SA concernant la fixation d’un tarif, la répétition de l’examen du tarif et la consultation des documents.

La CKW recourt contre cette décision auprès du TAF et demande à ce que le chiffre du dispositif fixant les coûts imputables soit annulé et que ceux-ci soient fixés à 204’057’730 francs. VonRoll SA recourt également en exigeant à nouveau que la ElCom traite formellement et matériellement sa requête de manière complète. Après avoir joint les trois recours, le TAF rejette les recours de vonRoll SA, admet celui de la CKW et renvoie la cause à la ElCom pour clarification de l’état de fait et nouvelle détermination des coûts d’énergie imputables.

VonRoll SA ainsi que le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) recourent au Tribunal fédéral contre cette décision. VonRoll SA demande l’annulation complète de l’arrêt et le renvoi à l’autorité précédente. Le DETEC demande l’annulation de l’arrêt et la fixation des coûts d’énergie imputables pour la CKW à 200’775’677 francs.

Après avoir retenu que vonRoll SA a droit à une décision fixant le prix de l’électricité qu’elle doit payer à la CKW (cf. www.lawinside.ch/311), le Tribunal fédéral doit se déterminer sur la manière doit il revient de répartir les coûts imputables du gestionnaire entre les consommateurs finaux avec approvisionnement de base et ceux libres, ainsi que la réduction des frais d’exploitation imputables.

Droit

La LApEl distingue trois groupes de consommateurs finaux : les consommateurs captifs, qui consomment moins de 100 MWh/année et qui n’ont pas un droit d’accès au réseau, mais une prétention à un approvisionnement de base (art. 6 al. 1 et 2 LApEl) ; les consommateurs qui consomment plus de 100 MWh/année, mais qui ont renoncé au droit d’accès au réseau et qui disposent de ce fait de la garantie de l’approvisionnement de base (art. 6 al. 1 LApEl) et les autres consommateurs qui consomment plus de 100 MWh/année et qui bénéficient d’un accès libre au réseau, mais d’aucune garantie de l’approvisionnement de base. La loi distingue par ailleurs entre les tarifs d’utilisation du réseau et les tarifs d’électricité. Vu la position de monopole de fait sur le réseau, les tarifs d’utilisation du réseau sont réglés par la LApEl et la ElCom pour tous les consommateurs finaux (art. 14 ss LApEl). En revanche, les tarifs d’électricité sont réglementés légalement seulement pour les consommateurs finaux avec approvisionnement de base (art. 6 LApEl, art. 4 OApEl). L’art. 6 LApEl exige qu’ils soient équitables (al. 1), uniformes et valables pour un an au moins pour les consommateurs captifs raccordés au même niveau de tension et présentant les mêmes caractéristiques de consommation (al. 3) et que le gestionnaire du réseau tienne une comptabilité par unité d’imputation pour la composante concernant la fourniture d’énergie (al. 4). En outre, les gestionnaires d’un réseau de distribution sont tenus de répercuter proportionnellement sur les consommateurs captifs le bénéfice qu’ils tirent du libre accès au réseau.

Dans sa décision de 2013, la ElCom a estimé les frais d’approvisionnement en électricité et les frais d’exploitation. Pour les premiers, elle a déterminé les coûts de la production propre et les coûts de l’achat sur le marché et réparti les coûts totaux sur les consommateurs finaux avec approvisionnement de base conformément à leur participation aux ventes globales de la CKW (48 %). En ce qui concerne les frais d’exploitation, elle n’a pas examiné en détail ceux dont la valeur déclarée se situait en-dessous de 95 CHF/consommateur final, a réduit ceux supérieurs à 150 CHF à 150 CHF et a contrôlé, puis admis ou rejeté, ceux entre 95 et 150 CHF (sachant que la valeur médiane est de 74 CHF/consommateur final). Pour la CKW, les valeurs déclarées se situaient au-dessus de 150 CHF et ont en conséquence été réduites.

Devant le TAF, puis devant le Tribunal fédéral, deux points sont discutés : la répartition des coûts entre consommateurs finaux avec approvisionnement de base et consommateurs finaux libres, ainsi que la réduction des frais d’exploitation.

En ce qui concerne la répartition des coûts entre les consommateurs finaux, le TAF estime que c’est en priorité la production propre qui doit couvrir la consommation des consommateurs finaux avec approvisionnement de base. C’est seulement en cas d’insuffisance que des achats sur le marché à long et court terme doivent garantir l’approvisionnement de base. Les achats supplémentaires qui résultent du marché de l’énergie doivent être faits indépendamment et ne peuvent pas être financés transversalement par les consommateurs avec approvisionnement de base. Pour le TAF, les coûts doivent donc être répartis selon le principe de causalité : les coûts sont à la charge des objets qui sont originellement liés à l’apparition des coûts (coûts individuels). Les coûts de contrats de prélèvement à court terme ne peuvent donc être mis à charge des consommateurs avec approvisionnement de base que dans la mesure où ils étaient inévitables pour garantie l’approvisionnement de base, c’est-à-dire en cas d’insuffisance de la production propre puis des contrats à long terme. Si ces coûts étaient nécessaires, ils doivent ensuite être répartis selon le principe de causalité. Enfin, les coûts totaux ne pouvant pas être directement attribués doivent être répartis selon un système mixte qui les attribue selon la plus petite unité possible et non à l’année, afin d’éviter les subventionnements transversaux.

Pour le Tribunal fédéral, le raisonnement du TAF qui attribue le plus possible les coûts individuels aux consommateurs qui les provoquent et qui calcule seulement les autres coûts dans un système mixte est contraire à l’art. 6 al. 3 LApEl. Selon cette disposition, les gestionnaires d’un réseau de distribution fixent dans leur zone de desserte un tarif uniforme pour les consommateurs captifs raccordés au même niveau de tension et présentant les mêmes caractéristiques de consommation. Les tarifs sont valables pour un an au moins. Cela exclut une attribution directe des coûts individuels à chaque consommateur final. Il n’y a ainsi aucune base légale pour appliquer le calcul selon le principe de causalité postulé par le TAF. Par ailleurs, la méthode de la ElCom n’est pas contraire au principe de la comptabilité par unité d’imputation (art. 6 al. 4 LApEl). Cette exigence sert en effet à garantir la transparence sur les avantages de prix que réalisent les gestionnaires de réseau mais pas à trancher la question de savoir comment ces avantages doivent être répartis entre les groupes de consommateurs. Les exigences relatives à la répartition sont déterminées par les alinéas 5 et 6, pas par l’alinéa 4.

Il s’agit dès lors d’interpréter l’expression « proportionnellement » de l’art. 6 al 5 LApEl, pour savoir comment les coûts doivent être répartis. Pour la ElCom et le DETEC, l’adverbe se rapporte aux parts de l’approvisionnement de base, respectivement des clients libres au chiffre total. Ils divisent ensuite les coûts totaux d’approvisionnement d’après cette clef. Pour le TAF et la CKW, le terme se rapporte au contraire aux parts de coûts concrètement causées par les consommateurs finaux avec approvisionnement de base. Ils estiment que la loi exige que l’approvisionnement de base soit en premier lieu assuré par la production propre et les contrats de prélèvement à long terme. Dès lors, les coûts de la production propre sont principalement imputables à l’approvisionnement de base. Si la production propre n’est pas suffisante, les coûts des achats effectifs peuvent être imputés.

Après analyse des travaux préparatoires de l’actuel art. 6 al. 5 LApEl, le Tribunal fédéral estime que la volonté claire du législateur consiste à assurer que les consommateurs captifs et les consommateurs libres, et pas exclusivement l’un ou l’autre groupe, profitent proportionnellement des avantages de l’accès au réseau. Dès lors, même si l’approvisionnement de base et l’accès au réseau sont séparés et que le prix du marché ne vaut pas pour l’approvisionnement de base, une part du marché doit être prise en compte dans les tarifs pour les consommateurs captifs. Dans cette mesure, on ne peut déduire de la loi une séparation totale des deux groupes de clients. Certes, il n’est pas clair si la loi entend également faire bénéficier de cette répartition les consommateurs avec une consommation de plus de 100 MWh/année mais ayant renoncé à l’accès au réseau. Cette question peut néanmoins rester ouverte car ni la méthode de la ElCom, ni celle de la CKW ne les traite d’une manière différente des consommateurs captifs en l’espèce. Vu ce qui précède, le concept selon lequel l’approvisionnement de base doit être en premier lieu couvert par la production propre ne ressort ni de la lettre de la loi, ni de ses travaux préparatoires. Au contraire, le législateur souhaite faire bénéficier les consommateurs avec approvisionnement de base des avantages de l’accès au réseau. En outre, un tel concept serait sans objet à l’égard d’un gestionnaire sans production propre. A l’inverse, dans le cas d’un gestionnaire couvrant 100 % des besoins de l’approvisionnement de base avec sa production propre, les prix du marché à la baisse ne profiteraient qu’aux clients libres, ce qui est contre la volonté claire du législateur. Les consommateurs captifs doivent donc indirectement participer au marché. La pratique administrative prenant seulement en compte la production propre et les contrats de prélèvements à long terme sont contraires à la loi.

En l’espèce, pour l’année tarifaire en question, les frais de production propre étaient moins élevés que les prix moyens de l’électricité achetée. Dans ce cas, la méthode de la ElCom conduit à distribuer aux consommateurs avec approvisionnement de base non des avantages, mais des inconvénients du marché. Certes, la loi ne prévoit pas cette éventualité car le législateur partait de l’idée que l’accès au réseau conduirait seulement à des avantages. Cela n’exclut toutefois pas une participation des consommateurs captifs à des prix du marché de l’électricité. Dans le cas contraire, le système leur permettrait de participer seulement aux avantages et pas aux inconvénients. La méthode adoptée par la ElCom ne peut ainsi pas être qualifiée d’inéquitable (cf. art. 6 al. 1 LApEl) et n’est en conséquence pas illégale. Le recours du DETEC doit être admis sur ce point : le TAF n’avait pas à corriger la méthode de la ElCom.

En ce qui concerne les frais d’exploitation, le TAF a annulé la décision de la ElCom en considérant que celle-ci avait effectué une comparaison de l’efficience limitée aux frais d’exploitation, alors que l’art. 19 OApEl exigeait d’inclure également la production et le reste du tarif afin de constater si les frais devaient être réduits. Si le Tribunal fédéral admet que la ElCom doit juger du tarif complet de l’énergie, il estime en revanche que cela n’exclut pas qu’elle se concentre sur certaines composantes de coûts qui lui paraissent problématiques, si les autres composantes ne sont pas critiquables. En l’espèce, l’autorité n’a pas seulement examiné les frais d’exploitation, mais également ceux d’approvisionnement en énergie. Elle a partiellement admis les coûts allégués par la CKW. Or, le Tribunal fédéral estime que l’art. 19 OApEl n’exige pas que les comparaisons d’efficience incluent toujours les coûts totaux, respectivement n’exclut pas une comparaison de composantes individuelles pour justifier la réduction des tarifs. Il en résulte que la ElCom était fondée à ordonner une réduction des tarifs, respectivement des coûts d’énergie allégués sans se fonder sur une comparaison élargie de l’efficience.

Reste ainsi enfin à déterminer si la ElCom a entrepris cette comparaison des coûts de manière correcte. Pour le Tribunal fédéral, la méthode de la ElCom tient suffisamment compte des différentes structures de coûts malgré un certain schématisme : elle reconnaît une limite maximale de 150 CHF de coûts imputables par consommateur final, alors que la valeur médiane se situe à 74 CHF. Elle admet ainsi que les coûts ne sont pas les mêmes pour toutes les centrales électriques. En conséquence, la méthode adoptée est admissible, même si d’autres méthodes sont envisageables. Il en résulte que le TAF est intervenu à tort et que la décision de la ElCom n’aurait pas dû être corrigée. Pour cette raison, le recours du DETEC est admis également sur ce point.

Proposition de citation : Camilla Jacquemoud, Le calcul des coûts d’énergie imputables du gestionnaire d’un réseau de distribution (art. 6 LApEl), in : www.lawinside.ch/312/