La surveillance secrète d’un assuré par une assurance sociale (CEDH)

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CourEDH, 18.10.16, Vukota-Bojić v. Switzerland no 61838/10

Faits

Deux médecins considèrent la victime d’un accident de la route comme invalide à 100 %. Son assurance-accident requiert une expertise et retient une capacité de travail à 100 %. Il s’ensuit plusieurs expertises et plusieurs recours. Après que la Cour des assurances sociales du canton de Zurich a affirmé l’existence d’un lien de causalité entre l’accident et les problèmes de santé, l’assureur sollicite une évaluation médicale pour évaluer les capacités fonctionnelles de son assurée. Celle-ci refuse et l’assurance la fait surveiller par un détective privé dans le domaine public durant 4 jours sur une période de 3 semaines. Sur la base de cette surveillance, l’assureur retient une invalidité de 10 %. L’assurée s’y oppose et exige la destruction des images de surveillance. Sur la base de sa jurisprudence antérieure (ATF 135 I 169), le Tribunal fédéral retient la légalité de la surveillance et donc la validité des preuves obtenues. L’assurée saisit la Cour européenne des droits de l’homme qui doit examiner l’existence d’une violation du droit à la vie privée de l’assurée (art. 8 CEDH).

Droit

A titre préliminaire, la Cour constate que l’éventuelle atteinte provient d’un assureur privé. Or, la CEDH n’oblige que les Etats. Cependant, l’assureur privé agissait sur délégation de l’Office fédéral de la santé et effectuait une tâche prévue par une loi fédérale (la LAA). Partant, les actes de l’assureur privé peuvent être imputés à la Suisse, ce que le Tribunal fédéral avait aussi retenu.

La vie privée, protégée par l’art. 8 CEDH, s’entend de manière large. Même des agissements se déroulant dans l’espace public peuvent entrer dans le champ de protection de cette disposition. En l’espèce, la Cour constate que l’assureur a compilé un dossier spécifique sur une personne, a enregistré des informations et les a utilisées pour la procédure d’octroi d’une rente. Une telle surveillance se distingue de l’usage d’une caméra installée sur le domaine public qui ne vise pas intentionnellement et systématiquement un seul individu. La Cour estime dès lors que la surveillance ordonnée par l’assureur constitue une ingérence dans le droit à la vie privée de l’assurée.

Pour respecter la Convention, cette ingérence doit être prévue par une loi accessible et suffisamment prévisible. En matière de surveillance étatique, la Cour rappelle que l’exigence de la prévisibilité n’impose pas que la personne ciblée puisse savoir qu’elle fait l’objet d’une surveillance, sans quoi elle pourrait adapter son comportement, rendant ainsi la surveillance inutile. En revanche, la Cour souligne le risque particulier d’arbitraire lorsque l’Etat dispose d’une prérogative exercée en secret. Par conséquent, la base légale doit être particulièrement précise pour protéger les individus contre des abus. Pour déterminer le degré de précision de la loi, la Cour examine l’ensemble des circonstances du cas concret et notamment la nature de la surveillance, son étendue et sa durée, les conditions pour l’ordonner ainsi que l’autorité compétente pour la mettre en œuvre et la contrôler.

Dans le cas d’espèce, la Cour relève les différentes dispositions internes retenues par le Tribunal fédéral pour fonder la surveillance et cite en particulier l’art. 43 LPGA (« L’assureur examine les demandes, prend d’office les mesures d’instruction nécessaires et recueille les renseignements dont il a besoin ») et l’art. 96 lit. c LAA (« Les organes chargés d’appliquer la présente loi […] sont habilités à traiter et à faire traiter les données personnelles, y compris les données sensibles et les profils de la personnalité, qui leur sont nécessaires pour établir le droit aux prestations »).

La Cour constate qu’aucune de ces bases légales ne prévoit le recours à la surveillance secrète dans le contexte des assurances. En outre, les dispositions citées ne limitent pas la durée de la surveillance ni ne circonscrivent les possibilités de s’y opposer. La Cour rajoute que le droit national ne précise pas à quelles conditions les données collectées peuvent être enregistrées, utilisées, qui peut les consulter et quand elles doivent être détruites. Ce manque de précision augmente le risque d’accès et de divulgation non autorisés. En résumé, le droit suisse n’encadre pas la surveillance secrète par les assureurs, qui bénéficient ainsi d’un large pouvoir d’appréciation. Le fait que l’ingérence ne soit pas grave (surveillance dans des lieux publics), contrairement par exemple à une écoute téléphonique, n’y change rien, car les justiciables doivent bénéficier d’une protection minimale contre l’arbitraire des Etats.

La Cour constate ainsi à 6 voix contre 1 que l’ingérence n’était pas suffisamment prévisible et, dès lors, contraire à l’art. 8 CEDH.

Note

Relevons que cet arrêt ne concerne qu’une assurance sociale et que le raisonnement de la Cour, basé exclusivement sur l’absence de base légale, ne devrait pas concerner la surveillance par des assureurs privés. En effet, ces derniers ne sont pas directement tenus par la CEDH et doivent uniquement observer l’art. 28 CC et les règles spéciales prévues par la LPD (dans ce sens aussi : Métille, La surveillance secrète d’un assuré viole sa sphère privée). Ainsi, la pratique du Tribunal fédéral relative à la surveillance par une assurance privée consacrée à l’ATF 136 III 410 ne devrait pas subir de modification. Rappelons à cet égard que le Tribunal fédéral avait admis la justification de l’atteinte aux droits de la personnalité de l’assuré par l’intérêt prépondérant de l’assurance à éviter les escroqueries.

Cf. également à ce sujet : Célian Hirsch, Les observations illicites sont-elles exploitables ?, in : Jusletter 19 février 2018.

Proposition de citation : Julien Francey, La surveillance secrète d’un assuré par une assurance sociale (CEDH), in : www.lawinside.ch/338/

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