Le jugement de première instance dans l’affaire Sika

Télécharger en PDF

Kantonsgericht Zug, 27.10.2016, A3 2015 27

Faits

Sika AG (ou la “société”) fait l’objet d’un conflit entre certains membres de son conseil d’administration et la famille Burckard qui souhaite vendre sa participation dans la société au groupe français Saint-Gobain.

Le capital-actions de Sika AG se compose d’actions nominatives liées non cotées (valeur nominale 0.10 francs) ainsi que d’actions au porteur cotées (valeur nominale 0.60 francs). Par l’intermédiaire de la société Schenker-Winkler Holding AG (la “Holding”), la famille Burckard détient 99.87 % des actions nominatives de Sika, soit 16.97 % de l’ensemble du capital-actions. Grace au système d’actions à droit de vote privilégié prévu par les statuts de Sika (une action = un vote), la Holding contrôle la société avec le 52.92 % des voix.

En 2014, la famille Burckard conclut un contrat de vente d’actions (“SPA”) avec Saint-Gobain portant sur l’ensemble des actions de la Holding au prix de 2.75 milliards de francs. Six des neuf membres du conseil d’administration de Sika ainsi que la direction s’opposent d’emblée à la transaction. La Holding demande au conseil d’administration de convoquer une assemblée générale extraordinaire ayant pour objet le remplacement d’une partie des membres du conseil d’administration de Sika. Le conseil d’administration refuse cette requête en faisant valoir que le droit de vote de la Holding est limité à 5 % par une clause statutaire applicable dans le cas d’espèce. La même requête est refusée par le juge unique zougois.

À l’occasion de l’assemblée générale ordinaire de Sika en avril 2015, le conseil d’administration limite le droit de vote de la Holding à 5 % pour toute décision en lien avec la prise de contrôle de la société par Saint-Gobain, et en particulier en ce qui concerne l’élection de nouveaux membres du conseil d’administration. Ainsi, les membres du conseil d’administration en charge sont reconfirmés.

La Holding agit en annulation de ces décisions devant le tribunal de première instance zougois (Kantonsgericht) (art. 706 cum 691 CO). Il se pose dès lors la question de savoir si la clause statutaire de Sika permettant au conseil d’administration de refuser l’inscription d’un actionnaire qui acquiert plus de 5 % du capital-actions de la société confère au conseil d’administration la possibilité de limiter le droit de vote de la Holding lors de l’élection des membres du conseil d’administration à l’assemblée générale ordinaire.

Droit

L’art. 706 al. 1 CO permet au conseil d’administration et à chaque actionnaire d’attaquer en justice les décisions de l’assemblée générale qui violent la loi ou les statuts. Sont en particulier annulables les décisions qui suppriment ou limitent les droits des actionnaires en violation de la loi ou des statuts (al. 2). L’art. 691 al. 3 CO précise que peuvent être attaquées en justice les décisions de l’assemblée générale lorsque des personnes n’ayant pas le droit de participer à l’assemblée ont coopéré à la prise de décision.

Il convient de noter à titre liminaire que les statuts de Sika contiennent une clause d’opting out au sens de l’art. 125 al. 3 LIMF, ce qui a pour effet de libérer l’acquéreur d’actions conférant plus que 33 % des droits de vote de l’obligation de présenter une offre portant sur l’ensemble les titres de la société.

Le tribunal procède à son analyse en deux temps : il détermine d’abord si la clause statutaire litigieuse est applicable à la présente transaction, pour ensuite se demander si le fait pour la Holding de procéder au remplacement des membres du conseil d’administration constitue un contournement de la clause statutaire litigieuse, contournement qui justifierait le cas échéant de restreindre le droit de vote de la Holding.

En ce qui concerne la première question, il s’agit en particulier de savoir si la clause statutaire est applicable en dépit du fait que la vente porte sur les actions de la Holding, et non pas sur les actions de Sika. En ce sens, la vente des actions Sika n’a lieu qu’indirectement.

L’art. 685a al. 1 CO prévoit que les statuts peuvent prescrire que le transfert des actions nominatives est subordonné à l’approbation de la société. S’agissant des actions nominatives non cotées, la société peut refuser son approbation en invoquant un motif prévu par les statuts (art. 685b al. 1 CO). De telles clauses ont généralement pour but d’assurer l’indépendance économique de la société.

Le tribunal procède à l’interprétation de la clause statutaire litigieuse. Aux termes de celles-ci, « le conseil d’administration peut refuser à un acquéreur d’actions nominatives de devenir actionnaire de la société si le nombre d’actions nominatives qu’il détient dépasse 5 % des actions nominatives inscrites au registre du commerce » (en traduction libre de l’allemand). La manière d’interpréter une clause statutaire dépend du type de société et de l’effet (interne ou externe) de la clause à interpréter. En présence d’une société cotée telle qu’en l’espèce, la méthode d’interprétation est la même que pour la loi. Ceci est d’autant plus vrai que la clause limitant le transfert d’actions a un effet externe. Dès lors, dans le cas particulier la clause statutaire s’interprète comme un texte légal.

Sous l’angle de l’interprétation littérale, la clause ne vise que la vente directe des actions Sika. Néanmoins, le tribunal considère qu’en l’espèce la systématique et le but de la clause justifient de s’écarter du texte de celle-ci. D’un point de vue systématique, contrairement à l’opinion de la demanderesse, il n’existe aucune contradiction entre la clause d’opting out et la clause statutaire limitant le transfert d’actions nominatives. En effet, dans le cas particulier la présence des deux clauses permet d’assurer un équilibre entre les intérêts des titulaires d’actions au porteur et les intérêts des titulaires d’actions nominatives. D’un point de vue téléologique, limiter le champ d’application de la clause statutaire à la seule vente directe des actions signifierait qu’il suffirait d’entreposer une société telle que la Holding en l’espèce pour se soustraire aux effets de la clause. Or, ce résultat serait en contradiction manifeste avec le but poursuivi par la clause qui est d’assurer l’indépendance économique de la société. À cela s’ajoute que la Holding a de facto pour seul but de détenir les actions de la société et que les intérêts de la demanderesse sont déjà suffisamment protégés par la présence d’actions à droit de vote privilégié, ce qui lui permet de contrôler la société avec une participation d’à peine 16.97 %. Le tribunal observe également que l’applicabilité de la clause statutaire à la présente transaction était même connue par la famille Burckard et par Saint-Gobain, le SPA prévoyant que la venderesse devait remettre au Closing une décision de l’assemblée générale de Sika abrogeant la clause en question. Il s’ensuit que la clause statutaire litigieuse s’applique à la vente des actions de la Holding à Saint-Gobain, dans la mesure où admettre le contraire aurait pour effet de vider la clause de tout son sens.

L’applicabilité de la clause statutaire à la transaction étant admise, le tribunal se penche ensuite sur la question de savoir si la tentative de la Holding de remplacer les administrateurs lors de l’assemblée générale constituait ou non un contournement de cette clause.

Le contournement d’une clause statutaire limitant le transfert d’actions a lieu lorsque le potentiel acquéreur des actions exerce une influence sur la société avant l’achat de ces actions, ce que la clause tend précisément à éviter. D’après la jurisprudence, commet un abus de droit celui qui vend des actions liées et s’oblige à exercer son droit de vote de manière à ce que soient élus des administrateurs prêts à entériner le transfert selon les instructions du vendeur. En l’espèce, le tribunal constate que la tentative de remplacer les administrateurs avait pour seul but d’imposer la réussite de la transaction. Aucune autre raison crédible n’est alléguée par la demanderesse à cet égard, d’autant plus que les affaires de la société ont connu une évolution très positive entre 2009 et 2014 (augmentation des profits de 95 %, augmentation du cours des actions à la bourse de 211 %).

Reste à examiner si la Holding s’était effectivement engagée à voter dans l’intérêt de Saint-Gobain lors de l’assemblée générale. Le tribunal observe que dans le SPA la demanderesse s’était explicitement engagée (best effort clause) à remplacer avant le Closing tous les administrateurs s’étant montrés réticents à la prise de contrôle de la société par Saint-Gobain. De plus, l’intérêt de la famille Burckard à la bonne réussite de la transaction est manifeste, la prime de contrôle payée à la famille par Saint-Gobain s’élevant à 800 millions de francs au minimum. Au lieu de procéder à l’abrogation de la clause statutaire litigieuse – pour laquelle toutefois la Holding ne disposait pas de la majorité nécessaire à l’assemblée générale – la Holding a utilisé d’autres instruments (certes licites) dans le but de contourner ladite clause. Partant, quand bien même ni la loi ni les statuts de la société ne prévoient la possibilité pour le conseil d’administration de limiter le droit de vote d’un actionnaire, il faut retenir que la limitation du droit de vote de la Holding lors de l’élection des membres du conseil d’administration à l’assemblée générale a eu lieu à raison. Le respect effectif de la clause statutaire ne pouvait en effet être garanti d’aucune autre manière : une limitation statutaire du transfert des actions perdrait tout son sens s’il était possible de neutraliser ses effets entre le signing (acte générateur d’obligations) et le closing (acte de disposition) d’une transaction. En d’autres termes, par la limitation du droit de vote de la Holding, le conseil d’administration de Sika n’a rien fait d’autre que d’assurer l’effectivité de la clause statutaire limitant le transfert des actions nominatives.

Ainsi, le tribunal de première instance zougois rejette l’action de la Holding.

Note

Le jugement zougois (qui n’est pas encore entré en force) consacre indéniablement la protection des actionnaires minoritaires dans une situation qui peut s’avérer insatisfaisante pour eux. En effet, par l’effet des actions à droit de vote privilégié, la Holding pourrait décider du sort de la société (changement de contrôle) sans que les titulaires des actions au porteur cotées en bourse ne puissent influencer cette décision, ni vendre leurs actions pour le même prix offert à la famille Burckard. Cette situation aurait pour effet de “bloquer” les actionnaires minoritaires titulaires d’actions au porteur dans la société, tout en les contraignant à subir un changement de contrôle non souhaité. Le tribunal observe toutefois que le législateur n’a pas voulu exclure la possibilité de prévoir dans les statuts d’une société une clause de opting out (ce qui exonère un acquéreur d’actions de l’obligation de lancer une offre publique d’achat) combinée à des actions nominatives liées (possibilité de refuser un nouvel actionnaire pour des motifs prévus dans les statuts) et à des actions à droit de vote privilégié (une action = un vote, soit affaiblissement notable des actions avec une valeur nominale élevée).

L’affaire Sika ne manquera pas de faire encore parler d’elle, la famille Burckard ayant déjà annoncé vouloir appeler du jugement résumé ci-dessus.

Proposition de citation : Simone Schürch, Le jugement de première instance dans l’affaire Sika, in : www.lawinside.ch/344/