La résiliation du contrat d’entreprise en cas de demeure partielle (art. 366 al. 1 CO)

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ATF 141 III 106 | TF, 30.03.2015, 4A_232/2014, 4A_610/2014*

Faits

Un maître d’ouvrage conclut un contrat d’entreprise totale avec un entrepreneur en vue de la construction de deux façades en matériaux différents. Le contrat prévoyait trois termes : (i) les travaux devaient commencer le 2 août 2006 ; (ii) l’étanchéité de la première façade et la moitié de la seconde façade devaient être terminés pour le 31 octobre 2006 ; enfin, (iii) les deux façades devaient être livrées pour le 28 février 2007.

Il s’avère par la suite que l’entrepreneur ne respecte pas le terme intermédiaire du 31 octobre 2006 concernant la première façade. Par conséquent, le maître d’ouvrage décide de résilier l’ensemble du contrat en date du 13 novembre 2006 et renonce ainsi à la livraison de la seconde façade, qui n’a pourtant pas fait l’objet d’un retard.

Sur action de l’entrepreneur, le Handelsgericht du canton de Berne valide la résiliation totale du contrat. L’entrepreneur fait recours auprès du Tribunal fédéral.

Le Tribunal fédéral doit trancher la question de savoir si le maître d’ouvrage a le droit de résilier de manière anticipée l’ensemble du contrat, lorsque l’entrepreneur est en demeure pour une partie des prestations et non pour la totalité de l’ouvrage.

Droit

Le Tribunal fédéral rappelle que l’art. 107 al. 2 CO ne permet au créancier de résilier le contrat qu’en rapport avec les prestations pour lesquelles le débiteur est déjà en demeure. La jurisprudence admet exceptionnellement un droit de résiliation totale du contrat en matière de contrat avec livraisons successives, lorsqu’il existe le risque que le débiteur soit en demeure pour la livraison des prestations futures ou lorsque le contrat réserve un tel droit au créancier.

La première question à résoudre est celle de savoir si l’ouvrage formait en l’espèce une unité. Si tel est le cas, l’inexécution partielle ouvre la voie à une résiliation totale du contrat. En revanche, si le contrat était divisible, en principe seule la prestation en retard pouvait faire l’objet d’une résiliation. Dans cette situation, le Tribunal fédéral considère que l’on peut appliquer la jurisprudence relative au contrat avec livraisons successives et retenir qu’une résiliation totale est exceptionnellement possible lorsque le risque existe que l’entrepreneur soit en retard pour les prestations futures.

Le Tribunal fédéral retient que le caractère divisible d’un ouvrage s’apprécie de manière à la fois objective et subjective. Un ouvrage est objectivement (techniquement) divisible, lorsque ses composantes peuvent être enlevées sans qu’elles ne perdent de la valeur. L’ouvrage est subjectivement divisible, lorsqu’il résulte du but du contrat et de l’intérêt des parties que celles-ci ne voient pas l’ouvrage comme une unité.

En l’espèce, le Tribunal fédéral retient que l’ouvrage est objectivement divisible. Il s’appuie sur le fait que le contrat prévoit plusieurs termes de livraison, ce qui permet de démontrer que les deux façades peuvent être construites de manière indépendante. Ainsi, les deux façades auraient pu être livrées par deux entrepreneurs différents.

Le caractère subjectivement divisible d’un ouvrage doit être retenu lorsque la volonté du maître d’ouvrage n’était pas de confier la totalité de l’ouvrage à un seul entrepreneur. Un indice de l’absence de caractère subjectivement divisible découle du fait que le maître d’ouvrage a confié la totalité des travaux à un seul entrepreneur, alors même que d’autres entrepreneurs offraient la réalisation de certaines parties de l’ouvrage a un prix plus avantageux que l’entrepreneur que le maître a choisi. En effet, dans cette situation, le maître d’ouvrage a montré sa volonté de confier l’ensemble des travaux à un seul entrepreneur, de sorte que la prestation est subjectivement indivisible. En l’espèce, le Tribunal fédéral considère qu’une interprétation du contrat ne permet pas de conclure qu’il constitue une unité aux yeux des parties. Partant, l’ouvrage est subjectivement divisible.

Vu le caractère objectivement et subjectivement divisible de l’ouvrage, on ne peut retenir que le contrat formait un tout, de sorte que la résiliation totale est en principe exclue. En revanche, la jurisprudence relative au contrat avec livraisons successives peut s’appliquer au cas d’espèce. Ainsi, on admet que le maître d’ouvrage puisse procéder à une résiliation totale du contrat en application de l’art. 366 al. 1 CO, lorsque le risque existe que l’entrepreneur tombe aussi en demeure pour les prestations futures.

Afin d’établir si un tel risque existe dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral s’arrête sur les raisons du retard de l’entrepreneur. Il rappelle que les deux façades sont composées de matériaux différents et que l’entrepreneur n’est pas un spécialiste dans le montage de la façade de premier type, alors qu’il a une grande expérience en matière de montage de la façade de second type. Le retard de l’entrepreneur s’explique dès lors par son manque d’expérience concernant la première façade. Le maître d’ouvrage ne saurait déduire de ce fait que l’entrepreneur aurait aussi été en retard pour la façade de second type, compte tenu de son expérience en la matière. On ne peut dès lors retenir valablement un risque de retard pour les prestations futures.

Le Tribunal fédéral rappelle enfin que la résiliation globale du contrat a de lourdes conséquences pour l’entrepreneur. Une telle résiliation n’est admise que de manière restrictive.

Pour l’ensemble de ces raisons, le Tribunal fédéral considère que le maître d’ouvrage ne pouvait procéder à une résiliation anticipée de la totalité du contrat sur la base de l’art. 366 al. 1 CO. Sa résiliation doit dès lors s’analyser sous l’angle de l’art. 377 CO. Il accepte alors le recours et renvoie la cause à l’instance cantonale pour qu’elle se détermine sur l’art. 377 CO et sur l’indemnité que le maître devra payer à l’entrepreneur.

Note : En matière de contrat d’entreprise, l’enjeu de la question de la résiliation totale ou partielle tourne autour de l’application de l’art. 366 al. 1 CO ou de celle de l’art. 377 CO. L’art. 366 al. 1 CO donne le droit au maître d’ouvrage de résilier le contrat lorsque l’entrepreneur est en retard ou qu’il est prévisible qu’il le soit. Dans ce cas, le maître d’ouvrage est libéré du paiement des honoraires et peut faire valoir une prétention en dommages-intérêts. De son côté, l’art. 377 CO permet au maître d’ouvrage de résilier le contrat en tout temps, moyennant une indemnisation complète de l’entrepreneur.

Proposition de citation : Alborz Tolou, La résiliation du contrat d’entreprise en cas de demeure partielle (art. 366 al. 1 CO), in : www.lawinside.ch/36/