L’anti-suit injunction et le Règlement Bruxelles I

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CJUE, aff. C-536/13, ECLI:EU:C:2015:316 (Gazprom)

Faits

La société Gazprom a conclut une convention d’actionnaires avec E.ON GmbH et le fond lituanien Lietuvos Respublika. Cette convention contenait une clause arbitrale selon laquelle « tous les litiges, les désaccords ou les objections liées au présent accord ou à sa violation, à sa validité, à son entrée en vigueur ou à sa résiliation sont définitivement résolus par voie d’arbitrage ».

Lietuvos Respublika a introduit une requête devant le tribunal régional de Vilnius visant à l’ouverture d’une enquête sur les activités de la société Lietuvos dujos, dont certains directeurs ont été nommés par Gazprom.

Considérant que la requête de Lietuvos Respublika violait la clause arbitrale, Gazprom a déposé une demande d’arbitrage auprès de la chambre de commerce de Stockholm. Une fois le Tribunal arbitral constitué, Gazprom lui a demandé d’ordonner à Lietuvos Respublika de retirer sa requête déposée auprès du tribunal régional de Vilnius, en raison du fait que les parties se sont engagées dans la clause arbitrale à soumettre leurs litiges à un tribunal arbitral.

Le Tribunal arbitral a rendu une sentence dans laquelle il a constaté la violation partielle de la clause arbitrale et a ordonné à Lietuvos Respublika de retirer sa requête déposée auprès du tribunal national (anti-suit injunction).

Le tribunal régional de Vilnius a déclaré la requête de Lietuvos Respublika recevable. Sur appel, Gazprom a demandé la reconnaissance de la sentence arbitrale ordonnant à Lietuvos Respublika de retirer sa requête. La Cour d’appel a rejeté la demande de reconnaissance. Gazprom forme un pourvoi en cassation contre cette décision auprès de la Cour suprême de Lituanie.

La Cour suprême de Lituanie suspend la procédure et procède à un renvoi préjudiciel (art. 277 TFUE) auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Dans son renvoi, la Cour suprême demande en substance à la CJUE si le Règlement 44/2001 (Bruxelles I – cpr. Convention de Lugano) s’oppose à ce qu’une juridiction nationale reconnaisse et exécute une anti-suit injuction ordonnée par un tribunal arbitral.

Droit

La Cour de justice commence par rappeler que dans l’affaire Allianz (CJUE, aff. C-185/07, EU:C:2009:69), elle avait jugé qu’une anti-suit injunction prononcée par une juridiction étatique interdisant à une partie d’ouvrir une procédure autre que l’arbitrage était contraire au règlement Bruxelles I. Cela s’explique par le fait que le règlement Bruxelles I pose le principe selon lequel chaque juridiction nationale détermine elle-même si elle est compétente pour trancher le litige qui lui est soumis (principe de la compétence-compétence).

Pour autant, la Cour constate que la présente affaire diffère de l’affaire Allianz en ce que l’anti-suit injunction a été ordonnée, non pas par un tribunal étatique, mais par un tribunal arbitral. Elle rappelle que l’arbitrage ne relève pas du champ d’application du règlement Bruxelles I (cpr. art. 1 al. 2 let. d CL). Aussi, compte tenu du fait que l’injonction en l’espèce a été prononcée par un tribunal arbitral, la question de la violation du principe de confiance mutuelle entre les Etats membres ne se pose pas.

Pour l’ensemble de ces raisons, la CJUE conclut en considérant que le règlement Bruxelles I n’interdit pas à une juridiction étatique de reconnaître ou de s’opposer à la reconnaissance d’une anti-suit injunction prononcée par un tribunal arbitral.

Note

L’arrêt de la CJUE est particulièrement important pour le droit suisse puisqu’il porte sur une interprétation du règlement 44/2001 (Bruxelles I) et donc, en définitive, de la Convention de Lugano qui lie la Suisse à l’Union européenne. L’art. 1 ch. 1 du protocole n° 2 sur l’interprétation uniforme de la Convention de Lugano dispose que tout tribunal appliquant et interprétant la présente Convention tient dûment compte des principes définis par toute décision pertinente rendue par les tribunaux des États liés par la présente Convention et par la Cour de justice des Communautés européennes. Le Tribunal fédéral se réfère ainsi largement à la jurisprudence de la Cour de justice pour interpréter la Convention de Lugano (cf. p. ex. ATF 133 III 295 ; ATF 131 III 398 ; ATF 131 III 227).

Sur le fond, l’arrêt de la CJUE est aussi important, puisqu’il précise le champ d’application du règlement Bruxelles I et de la Convention de Lugano. Dans l’affaire Allianz, la CJUE avait quelque peu limité la possibilité de prononcer une anti-suit injuction, puisqu’elle a considéré que le règlement Bruxelles I interdisait qu’une telle injonction soit ordonnée par une juridiction d’un Etat membre. Dans l’affaire ici commentée, la CJUE affirme qu’une anti-suit injunction prononcée, non pas par une juridiction d’un Etat membre, mais par un tribunal arbitral sort du champ d’application du règlement. Partant, un tribunal national qui reconnaitrait une telle injonction ne violerait pas le règlement Bruxelles I ou la Convention de Lugano. La question de savoir si une sentence qui prononce une anti-suit injunction peut être reconnu ne s’analyse dès lors pas sous l’angle du règlement Bruxelles I, mais au regard de l’art. V de la Convention de New York de 1958 et du droit national.

Proposition de citation : Alborz Tolou, L’anti-suit injunction et le Règlement Bruxelles I, in : www.lawinside.ch/47/