Une tâche fédérale au sens de l’art. 2 LPN ne doit pas nécessairement avoir un rattachement dans l’espace

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ATF 144 II 218TF, 12.02.2018, 1C_312/2017*

La reconnaissance d’une tâche fédérale au sens de l’art. 2 LPN ne suppose pas que l’activité en question ait un certain rattachement dans l’espace (« Raumbezug »). Il suffit que la tâche fédérale soit en rapport avec la protection de la nature et du patrimoine. Les associations de protection de la nature peuvent donc se voir reconnaître la qualité de partie à une procédure de réexamen de l’homologation de produits phytosanitaires (art. 29 OPPh) sur la base du droit de recours de l’art. 12 LPN (art. 6, 48 al. 2 PA).

Faits

La fondation WWF Suisse (le WWF) apprend que l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) a ouvert des procédures de réexamen de certains produits phytosanitaires contenant des substances actives déterminées (art. 29 al. 1, 4 Ordonnance sur la mise en circulation des produits phytosanitaires [OPPh]). Elle demande à l’OFAG de l’inviter à participer à la procédure et de lui accorder le droit de consulter le dossier. L’OFAG rejette cette requête. Sur recours du WWF, le Tribunal administratif fédéral (TAF) annule la décision de l’OFAG et lui renvoie la cause afin qu’il reconnaisse au WWF la qualité de partie dans la procédure de réexamen.

Le Département fédéral de l’économie, de la formation et la recherche (DEFER) recourt au Tribunal fédéral contre l’arrêt du TAF. Le Tribunal fédéral est appelé à déterminer si le WWF a qualité de partie dans cette procédure en raison du droit de recours des associations de l’art. 12 al. 1 let. b LPN (art. 6, 48 al. 2 PA), ce qui suppose d’examiner si la notion de tâche fédérale au sens des art. 2 et 12 LPN exige que l’activité ait un rattachement dans l’espace (« Raumbezug », également fréquemment traduit par « délimitation dans l’espace et emprise géographique »).

Droit

Le Tribunal fédéral rappelle que le WWF appartient aux organisations habilitées à recourir selon l’art. 12 al. 1 let. b cum al. 3 LPN (cf. ch. 3 annexe ODO). Pour qu’il puisse recourir contre une certaine mesure, encore faut-il que celle-ci concerne l’exécution d’une tâche fédérale au sens des art. 78 al. 2 Cst. et 2 LPN.

En l’espèce, il n’est pas contesté que la décision se fonde sur du droit fédéral directement applicable et suffisamment détaillé pour fonder une tâche fédérale, ni que cette tâche est en rapport avec la protection de la nature et du patrimoine (les substances actives contenues dans les produits en question peuvent en effet avoir un effet nocif sur la faune et la flore indigènes [art. 1 let. d LPN] et porter gravement atteinte à la diversité écologique [art. 1 let. dbis LPN]). En revanche, se pose la question de savoir si un rattachement dans l’espace (« Raumbezug ») est une exigence supplémentaire pour la reconnaissance d’une tâche fédérale et donc l’admission du recours idéal.

Le Tribunal fédéral commence par établir un panorama de la jurisprudence et de la doctrine en la matière. Il relève que ce critère semble avoir fait son apparition dans un arrêt de 1983 dans lequel le Tribunal fédéral a refusé la qualité pour recourir d’une association contre une autorisation pour des vols d’engins ultralégers motorisés (ULM) au motif que l’art. 2 let. b LPN restreignait la qualité pour recourir aux décisions relatives à des installations fixes. Cet arrêt a été critiqué par la doctrine. Dans un avis de droit non publié de 1989, l’Office fédéral de la justice (OFJ) a considéré que l’art. 2 LPN n’exigeait pas une installation fixe, mais que la décision devait avoir un certain rattachement local, spatialement délimité (« irgendeinen lokalen, räumlich begrenzten Bezug »). Par la suite, une partie de la doctrine a affirmé que l’activité devait démontrer une certaine délimitation dans l’espace et une certaine incidence (ou « emprise ») sur le territoire local. Ce critère est toutefois rejeté par plusieurs publications plus récentes. Dans la jurisprudence, ni le critère de l’installation fixe, ni celui du rapport spatial n’ont plus été repris ou thématisés. Néanmoins, il est vrai que presque tous les arrêts du Tribunal fédéral relatifs à l’art. 12 LPN concernent des décisions avec un rattachement local clair, délimité dans l’espace.

Sur la base de cette synthèse, le Tribunal fédéral conclut que l’élément de la pertinence spatiale (« Raumrelevanz ») ne joue pas de rôle dans sa jurisprudence et qu’il s’agit d’un critère partiellement postulé par la doctrine, mais sans motivation plus précise. Or, il considère que ni la lettre, ni l’historique, ni le sens et l’objectif de la norme ne fournissent des points d’ancrage pour une telle restriction.

En ce qui concerne d’abord la lettre de l’art. 12 LPN, le Tribunal fédéral relève que le point de rattachement pour le recours idéal est principalement l’existence d’une décision. Certes, celle-ci se rapporte souvent à une situation délimitée géographiquement, mais il est possible qu’une mesure concrète soit donnée dans d’autres cas. En l’espèce, il est incontesté que l’homologation d’un produit phytosanitaire, sa révocation ou sa modification en procédure de réexamen constituent des décisions.

Le Tribunal fédéral constate ensuite qu’il découle des travaux préparatoires de la LPN que le législateur souhaitait exploiter au maximum les possibilités de protéger et de conserver la nature instaurées par l’art. 78 Cst. (art. 24sexies aCst.). Or, le caractère étendu du mandat de protection et de conservation de la nature et son caractère contraignant sont déjà établis par le message à propos de l’art. 24sexies aCst., comme l’atteste le passage suivant : « On ne voit […] pas pourquoi la Confédération ne serait expressément obligée, par des dispositions légales, à protéger la nature dans certains domaines et ne le serait pas dans d’autres. […] [L]a Confédération, dans sa législation future et dans toutes les mesures de ses compétences, devra se préoccuper de la protection de la nature et du paysage » (FF 1961 I 1105).

Enfin, le sens et le but du recours idéal plaident également contre cette restriction. Le recours n’est certes ouvert que contre des décisions qui peuvent avoir des effets négatifs sur la nature et le paysage. Il est toutefois envisageable que des décisions non restreintes à un espace déterminé, géographiquement délimité, portent atteinte aux biens protégés par la LPN, par exemple dans le domaine de la protection des espèces ou des objets naturels et biens culturels mobiles. Le Tribunal fédéral estime qu’aucune raison n’amène à exclure ces domaines du champ d’application du recours idéal. En l’espèce, puisqu’un produit phytosanitaire homologué peut être utilisé sans autorisation, les effets potentiels sur la faune et la flore, la diversité biologique et l’écosystème doivent être examinés dans la procédure d’homologation déjà et limités préventivement. Or, ces effets ne se limitent pas à des territoires déterminés, mais touchent les sols, les eaux et les espaces vitaux dans toute la Suisse. Cela renforce le besoin de protection et ne plaide pas contre, mais bien en faveur de l’admission du recours idéal. L’art. 18 al. 2 LPN rappelle de surcroît que la protection préventive des espèces animales et végétales contre les substances toxiques appartient aux buts de la LPN. Pour le Tribunal fédéral, l’exclusion du recours idéal dans ce domaine violerait donc clairement les intentions du législateur.

Il résulte de ce qui précède que le réexamen de l’homologation de produits phytosanitaires constitue bien une tâche fédérale au sens de l’art. 2 LPN, même s’il n’a pas de rattachement dans l’espace. Le TAF a donc admis à raison la qualité de partie du WWF à la procédure de réexamen de l’homologation de produits phytosanitaires sur la base des art. 6 et 48 al. 2 PA et de l’art. 12 LPN. Le Tribunal fédéral rejette par conséquent le recours du DEFER.

Proposition de citation : Camilla Jacquemoud, Une tâche fédérale au sens de l’art. 2 LPN ne doit pas nécessairement avoir un rattachement dans l’espace, in : www.lawinside.ch/581/