L’appréciation des relations économiques étroites et du comportement irréprochable lors de l’examen du droit à séjourner en Suisse (art. 8 CEDH)

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ATF 144 I 91TF, 02.02.2018, 2C_821/2016*

Un droit à séjourner en Suisse au titre du respect de la vie familiale (art. 8 CEDH) du parent étranger qui n’a ni l’autorité parentale, ni la garde d’un enfant mineur disposant d’un droit durable de rester en Suisse, et qui possédait déjà une autorisation de séjour en raison d’une communauté conjugale, entre-temps dissoute, ne peut exister qu’en présence des critères suivants, appréciés par une pondération globale des intérêts au moment où le droit est invoqué : des relations étroites et effectives avec l’enfant d’un point de vue affectif (1) et d’un point de vue économique (2), l’impossibilité pratique de maintenir la relation en raison de la distance des pays (3) et un comportement irréprochable (4). Une condamnation pénale pour violation d’une obligation d’entretien n’exclut pas  que cette dernière condition soit remplie, lorsqu’il apparaît que, les années passant, le lien économique s’est renforcé au point qu’il doive désormais être qualifié d’étroit et fort.

Faits

En 2009, à la suite de son mariage avec une ressortissante française au bénéfice d’une autorisation d’établissement en Suisse, un ressortissant algérien est mis au bénéfice d’une autorisation de séjour. La même année, les époux ont un enfant. En mai 2011, des mesures protectrices de l’union conjugales autorisent les époux à vivre séparés et confient la garde de l’enfant à la mère. Le père obtient un droit de visite large et est chargé de s’acquitter d’une contribution d’entretien mensuelle. Dès août 2011, il ne verse plus la contribution d’entretien. En novembre 2011, celle-ci est réduite, puis supprimée à partir du 1er septembre 2013. L’intéressé invoque effectuer d’importantes prestations en nature pour son enfant depuis lors. En 2014, il est condamné à une peine pécuniaire de 40 jours-amende, avec sursis pendant 2 ans pour violation de obligation d’entretien. En 2015, la prise en charge de l’enfant par le père est fixée du jeudi, à la sortie de la garderie, au lundi, à la reprise de l’école, alternativement du jeudi au vendredi.

En 2014, le Secrétariat d’Etat aux migrations refuse d’approuver la prolongation de l’autorisation de séjour. Sur recours, le Tribunal administratif fédéral (TAF) confirme cette décision. L’intéressé forme alors un recours en matière de droit public au Tribunal fédéral, qui doit se prononcer sur l’existence d’une vie familiale au sens de l’art. 8 CEDH et, cas échéant, déterminer si l’ingérence de l’Etat dans celle-ci est admissible selon l’art. 8 par. 2 CEDH.

Droit

Le Tribunal fédéral rappelle tout d’abord que le fait de refuser un droit de séjour à un étranger dont la famille se trouve en Suisse peut entraver sa vie familiale et porter ainsi atteinte au droit au respect de la vie privé et familiale (art. 8 CEDH). Le parent étranger qui n’a ni l’autorité parentale, ni la garde d’un enfant mineur disposant d’un droit durable de rester en Suisse et qui possédait déjà une autorisation de séjour en raison d’une communauté conjugale, entre-temps dissoute, ne peut d’emblée entretenir une relation familiale avec l’enfant que de manière limitée, en exerçant le droit de visite dont il bénéficie. Il n’est en principe pas nécessaire qu’il soit habilité à résider durablement dans le même pays que son enfant. Il suffit qu’il exerce son droit de visite dans le cadre de séjours brefs. Un droit plus étendu ne peut exister qu’en présence de relations étroites et effectives avec l’enfant d’un point de vue affectif (1) et d’un point de vue économique (2), de l’impossibilité pratique à maintenir la relation en raison de la distance des pays (3) et d’un comportement irréprochable (4). Ces exigences doivent faire l’objet d’une pesée des intérêts globale. La réalité et le caractère effectif des liens doivent être examinés au moment où le droit est invoqué. Les carences dans les relations étroites que la personne allègue entretenir avec son enfant revêtent moins de poids dans la pesée des intérêts à mesure qu’elles sont plus anciennes et qu’en raison de l’écoulement du temps se renforce la relation entre l’étranger et son enfant.

Le lien affectif particulièrement fort (1) est tenu pour établi lorsque les contacts personnels sont effectivement exercés dans le cadre d’un droit de visite usuel selon les standards d’aujourd’hui, soit en Suisse romande d’un week-end toutes les deux semaines et durant la moitié des vacances.

S’agissant du lien économique particulièrement fort (2), il est donné lorsque la personne verse effectivement à l’enfant des prestations financières dans la mesure décidée par les instances judiciaires. Le Tribunal fédéral considère qu’il faut tenir compte des décisions réduisant ou supprimant l’obligation de verser une pension alimentaire et de l’importance des prestations en nature. En outre, l’exercice d’un droit de visite équivalant à une quasi garde alternée confirme sous l’angle des prestations en nature l’existence de liens économiques étroits.

La possibilité d’exercer le droit de visite depuis le pays d’origine (3) doit être examinée concrètement et tenir compte de l’âge des intéressés, des moyens financiers, des techniques de communication, des types de transport à disposition ainsi que de la distance.

Enfin, le comportement irréprochable (4) n’est pas donné lorsqu’il existe, à l’encontre de l’étranger, des motifs d’éloignement, en particulier si l’on peut lui reprocher un comportement répréhensible sur le plan pénal ou au regard de la législation sur les étrangers. La jurisprudence a toutefois relativisé cette condition dans des situations spécifiques. En cas d’atteinte de peu d’importance à l’ordre public et d’un lien affectif et économique particulièrement fort avec l’enfant, la contrariété à l’ordre public ne constitue plus une condition indépendante rédhibitoire de refus de prolongation de permis de séjour, mais un élément parmi d’autres à prendre en compte dans la pesée globale des intérêts.

En l’espèce, le Tribunal fédéral considère que le large droit de visite du recourant permet de retenir un lien affectif étroit avec son fils. S’il est vrai que le recourant ne s’est pas toujours acquitté de ses obligations financières, il entretient néanmoins des relations économiques avec l’enfant, puisqu’il exerce un droit de visite équivalant à une garde alternée impliquant une prise en charge volontaire en nature de l’enfant et que l’obligation de payer une contribution a été supprimée depuis le 1er septembre 2013. En outre, la distance entre la Suisse et l’Algérie permet de considérer que l’exercice du droit de visite depuis l’Algérie constitue une hypothèse plutôt théorique. En revanche, en raison de sa condamnation pénale, le recourant ne peut pas se prévaloir a priori d’un comportement irréprochable. A la lumière d’une appréciation globale de l’ensemble des critères et du poids particulier des relations effectives et du soutien financier, le Tribunal fédéral constate ainsi que le recourant partage avec son fils une vie familiale au sens de l’art. 8 CEDH.

En conséquence, le refus de renouveler l’autorisation s’analyse comme une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale, qui doit respecter les conditions de l’art. 8 par. 2 CEDH, appréciées à la lumière des principes exposés ci-dessus. En l’occurence, le TAF a considéré que les relations avec son fils ne conféraient pas au recourant un droit de séjour, au motif qu’il n’entretenait pas de relations économiques étroites avec celui-ci et qu’il n’avait pas fait preuve d’un comportement irréprochable.

Pour le Tribunal fédéral, le TAF a nié à tort les relations économiques étroites, car il a négligé d’examiner d’éventuels motifs indépendants de la volonté du recourant qui auraient pu expliquer les carences dans les paiements, ainsi que les éventuelles prestations en nature découlant du droit de visite. Le Tribunal fédéral constate que les faits établis par l’instance précédente ne suffisent pas à déterminer l’ampleur des prestations en nature. Dès lors, il n’est pas possible de déterminer en l’état si la relation économique est étroite.

En outre, le Tribunal fédéral considère que le TAF ne pouvait pas retenir que la condamnation pénale suffisait à exclure que la condition du comportement irréprochable soit remplir. En effet, il convient d’éviter que les difficultés que l’étranger a rencontrées par le passé pour payer la pension alimentaire ne s’ajoutent au reproche tiré d’une éventuelle condamnation pénale pour défaut de paiement de ladite pension, lorsqu’il apparaît, les années passant, que le lien économique s’est renforcé à la faveur de l’écoulement du temps au point que cette relation doive être qualifiée à l’heure actuelle d’étroite et forte. Dans le cas présent, le TAF aurait donc dû tenir compte de la situation globale au moment de la condamnation, mais également du temps écoulé depuis cette dernière ainsi que de l’intensification des relations économiques, en particulier en nature, si elles sont avérées.

En conclusion, le Tribunal fédéral considère que le TAF a violé le droit fédéral en considérant que les relations que le recourant entretient avec son fils ne lui conféraient pas de droit de séjour. Il admet donc le recours, annule l’arrêt attaqué et renvoie la cause pour nouvelle décision dans le sens des considérants après instruction.

Proposition de citation : Camilla Jacquemoud, L’appréciation des relations économiques étroites et du comportement irréprochable lors de l’examen du droit à séjourner en Suisse (art. 8 CEDH), in : www.lawinside.ch/611/

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