L’interdiction de se dissimuler le visage dans les endroits publics en droit cantonal tessinois

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ATF 144 I 281 | TF, 20.09.2018, 1C_211/212/2016*

Une loi interdisant la dissimulation du visage est disproportionnée et porte ainsi atteinte à la liberté de réunion, à la liberté d’opinion et à la liberté économique si elle ne prévoit pas d’exceptions permettant l’exercice de ces libertés d’une manière qui ne met pas en danger les intérêts publics poursuivis par cette loi, tels que l’ordre public ainsi que la sécurité publique. 

Faits

À la suite d’une initiative populaire visant l’interdiction de se dissimuler le visage dans les endroits publics et ouverts au public, le Grand Conseil tessinois adopte la loi sur la dissimulation du visage (LDiss), un règlement y relatif ainsi que la loi sur l’ordre public (LOrP).

Contre les deux lois, deux citoyens forment un recours en matière de droit public. Ils demandent l’annulation de la LDiss et de certains articles de la LOrP. Subsidiairement, ils demandent que ces lois soient interprétées de manière conforme à la Constitution fédérale. Les requérants invoquent principalement, à l’appui de leurs recours, plusieurs droits fondamentaux, notamment la liberté d’opinion (art. 16 Cst.), la liberté de réunion (art. 22 Cst.) et la liberté économique (art. 27 Cst.). Ils n’invoquent toutefois pas la liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.).

Dans le cadre d’un contrôle abstrait, le Tribunal fédéral est ainsi amené à vérifier si la LDiss ainsi que les articles de la LOrP sont conformes à la Constitution fédérale.

Droit

Dans une première étape, le Tribunal fédéral examine la conformité des dispositions au regard de la liberté d’opinion (art. 16 Cst.) et de la liberté de réunion (art. 22 Cst.). En se référant à l’ATF 117 Ia 472, il admet qu’une interdiction de se dissimuler le visage dans le cadre de manifestations porte atteinte à la sphère de protection visée par ces droits constitutionnels dans la mesure où elle pourrait empêcher les participants d’exprimer leur opinion sur un sujet déterminé en se servant d’un masquage.

Le Tribunal fédéral constate que l’interdiction poursuit certes un intérêt public évident d’ordre public et de sécurité publique puisqu’elle vise à empêcher ou limiter le risque d’actes de violence lors des manifestations et de faciliter des enquêtes ainsi que des activités d’identification par la police.

Cependant, dans le cadre de l’examen de la proportionnalité, le Tribunal fédéral retient que la loi est incomplète et doit être précisée par le législateur cantonal en ce sens que les exceptions énumérées ne doivent pas être exhaustives. Cela permettrait, par exemple, d’admettre au cas par cas la dissimulation du visage lors des manifestations à caractère politique. Par contre, en ce qui concerne l’amende maximale de CHF 10’000, le Tribunal fédéral constate que celle-ci n’est pas excessive, vu qu’elle devra être fixée dans le cas concret et qu’elle pourra faire objet d’un contrôle judiciaire.

Dans une deuxième étape, le Tribunal fédéral relève que, sous l’angle de la liberté économique (art. 27 et 94 Cst.), l’interdiction de se dissimuler le visage n’empêche pas l’exercice d’une activité commerciale en elle-même, mais porte atteinte à la possibilité d’utiliser des masques et déguisements dans un but commercial, notamment aux fins de faire de la publicité (p. ex. l’utilisation d’une mascotte représentant une marque). Au surplus, le Tribunal fédéral renvoie aux considérants concernant la liberté de réunion et d’opinion. A cet égard, il constate qu’en prévoyant la non-exhaustivité des exceptions, ce genre d’activités peuvent être admises pour autant qu’elles ne comportent pas un danger pour l’ordre et pour la sécurité publique.

Pour le reste, le Tribunal fédéral rejette les autres griefs invoqués, en grande partie faute de motivation suffisante.

En conclusion, le recours est partiellement admis, et les actes normatifs sont renvoyés au Grand Conseil pour qu’il étende la liste des exceptions prévues.

Note

Les requérants n’ont pas remis en question la conformité des lois en question avec la liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.). S’ils l’avaient fait, il est probable que le Tribunal fédéral se serait alors inspiré de l’affaire S.A.S. c. France de la CourEDH dont il fait mention dans le présent arrêt. Dans cette affaire, la CourEDH a décidé que ces droits fondamentaux n’étaient pas violés en l’espèce.

Le présent arrêt pourrait avoir un impact sur l’initiative populaire fédérale actuelle “Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage“, en particulier en ce qui concerne le respect de la condition de la proportionnalité. En effet, cette initiative prévoit une liste exhaustive d’exceptions qui toutefois présente des problèmes en ce qui concerne la signification des définitions employées. Cela a également été critiqué par le Conseil fédéral dans son Rapport explicatif relatif à la loi fédérale sur l’interdiction de se dissimuler le visage (contre-projet indirect à l’initiative populaire « Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage »).

Proposition de citation : Francesca Borio, L’interdiction de se dissimuler le visage dans les endroits publics en droit cantonal tessinois, in : www.lawinside.ch/680/