La répartition de la responsabilité selon l’art. 51 al. 2 CO

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ATF 144 III 319 | TF, 12.07.2018, 4A_453/2017*

Le Tribunal fédéral revient sur sa jurisprudence concernant la hiérarchie des responsabilités en matière de solidarité imparfaite. La hiérarchie en trois lignes instaurée par l’art. 51 al. 2 CO ne doit pas être appliquée de manière absolue et le juge doit s’en écarter lorsque les circonstances du cas concret l’exigent. Tel est notamment le cas lorsqu’aucune des parties solidairement responsables n’a commis de faute grave.

Faits

Une entreprise est chargée de l’assainissement et de l’étanchéité d’un réseau de canalisation d’eaux usées dans le canton de Zurich. Durant les travaux, un employé de l’entreprise décide d’allumer une cigarette alors qu’il se trouve dans un puits de contrôle d’eaux usées. Le puits en question contient un résidu de gaz qui, au contact de la cigarette, s’enflamme et cause à l’employé des brûlures aux mains et à la tête. Le résidu de gaz provenait d’une conduite exploitée par une seconde entreprise. Suite à cet accident, l’employé lésé obtient des prestations d’assurances de la CNA, l’AI et de l’AVS. Les trois assureurs sociaux se retournent contre l’assurance responsabilité civile de l’entreprise exploitante pour obtenir le remboursement des prestations versées à l’employé lésé. Ces faits ont donné lieu à l’ATF 143 III 79 et à l’ATF 144 III 319, arrêt qui constitue l’objet principal de ce résumé.

La première décision du Tribunal fédéral – ATF 143 III 79

Les juges cantonaux retiennent que l’entreprise qui exploitait le gaz engage sa responsabilité civile auprès de l’employé lésé sur la base de l’art. 33 de la loi sur les installations de transport par conduites (LITC). L’art. 37 al. 1 LITC octroie un droit d’action directe au lésé contre l’assureur en responsabilité civile de la personne responsable. L’employé lésé peut dès lors faire valoir sa prestation en responsabilité à l’encontre de l’assureur responsabilité civile de l’entreprise d’exploitation. En vertu de l’art. 72 al. 1 LPGA, l’assureur social est subrogé dans les droits du lésé auprès du responsable. L’art. 72 al. 4 LPGA prévoit que la subrogation porte aussi sur le droit d’action directe. C’est sur cette base que les trois assureurs sociaux réclament de l’assureur responsabilité civile de l’entreprise exploitante le remboursement des prestations d’assurance qu’ils ont versées au lésé.

Devant l’instance cantonale, il est relevé que l’employeur du lésé est aussi responsable envers le lésé selon l’art. 328 al. 1 CO. Toutefois, en vertu de l’art. 75 al. 2 LPGA, l’employeur dispose d’un privilège en ce sens qu’il est libéré de toute obligation à l’égard d’un assureur social, sauf s’il commet une faute intentionnelle ou une faute grave. L’employeur ne s’expose pas non plus à une action récursoire de celui qui a indemnisé l’assureur social. L’assureur responsabilité civile ici recherché considère ainsi que, dès lors qu’il ne peut pas se retourner contre l’employeur en raison de l’art. 75 al. 2 LPGA, il ne doit pas indemniser les assureurs sociaux de la part de responsabilité qui incombe à l’employeur. C’est cette question que le Tribunal fédéral est amené à trancher dans l’ATF 143 III 79 (pour une analyse, cf. Vincent Perritaz, La réduction de la créance récursoire de l’assureur social contre le responsable non privilégié (art. 44 al. 1 CO) – une analyse à partir de l’ATF 143 III 79, REAS 2018 145 ss). Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral retient que la créance du lésé à l’encontre de son employeur ne passe pas à l’assureur social subrogé. L’assureur social ne peut s’en prendre qu’au responsable non privilégié, qui est seul tenu de le rembourser. Le responsable non privilégié n’a pas de droit de recours contre l’employeur privilégié. Le Tribunal fédéral considère toutefois que, en vertu de l’art. 44 CO, le responsable recherché peut exiger la réduction de la prétention en indemnisation de l’assureur social afin de tenir compte du privilège de l’employeur. Il faut ainsi déduire de la prétention de l’assureur social la part interne qui, en l’absence de privilège, reviendrait à l’employeur. Le Tribunal fédéral renvoie ainsi l’affaire au Handelsgericht de Zurich pour que celui-ci se prononce sur la responsabilité de l’employeur et qu’il établisse la répartition de la responsabilité entre l’employeur et l’entreprise exploitante.

La décision du Handelsgericht sur renvoi du Tribunal fédéral – HGer. (ZH), 08.11.2017, HG160226-O

L’art. 51 al. 2 CO règle les rapports internes entre les coresponsables solidaires lorsqu’on est en présence d’une solidarité imparfaite. En vertu de cette disposition, le dommage est, dans la règle, supporté en première ligne par celle des personnes responsables dont l’acte illicite l’a déterminé et, en dernier lieu, par celle qui, sans qu’il y ait faute de sa part ni obligation contractuelle, en est tenue aux termes de la loi. L’art. 51 al. 2 CO instaure ainsi une hiérarchie de responsabilité en trois lignes : la première ligne inclut les responsables pour faute selon l’art. 41 CO ; la deuxième ligne inclut les responsables contractuelles, tels que l’employeur (art. 328 CO) ; la troisième ligne inclut les responsables objectifs qui répondent selon la loi, tels que l’exploitant d’une installation de conduite (art. 33 LITC).

En l’espèce, et suite à l’arrêt du Tribunal fédéral, le Handelsgericht de Zurich répartit la responsabilité entre l’employeur et l’entreprise exploitant la conduite de gaz en appliquant l’art. 51 al. 2 CO. Les juges retiennent que l’employeur est responsable contractuellement sur la base de l’art. 328 al. 1 CO et tombe ainsi dans la deuxième ligne selon la hiérarchie des lignes instaurées par l’art. 51 al. 2 CO. L’entreprise exploitante répond de son côté d’une responsabilité objective aggravée fondée sur l’art. 33 LITC et tombe ainsi dans la troisième ligne au sens de l’art. 51 al. 2 CO. En vertu du principe de priorité de la ligne supérieure sur la ligne inférieure, l’entreprise exploitante, et donc a fortiori son assureur responsabilité civile ici recherché, dispose d’un recours intégral à l’encontre de l’employeur en deuxième ligne. Comme le Tribunal fédéral l’a retenu dans l’ATF 143 III 79, l’assureur responsabilité civile peut déduire de la prétention en indemnisation des trois assureurs sociaux à son encontre la part de responsabilité qui revient à l’employeur, en application de l’art. 44 CO. Le Handelsgericht réduit ainsi la prétention des assureurs sociaux à l’encontre de l’assureur responsabilité civile de l’exploitant à zéro, dès lors qu’il a préalablement retenu que l’employeur était responsable de la totalité du dommage en vertu de l’art. 51 al. 2 CO.

Les assureurs sociaux recourent au Tribunal fédéral contre la décision du Handelsgericht,. Ils estiment que l’employeur ne doit pas être tenu responsable de la totalité du dommage subi par l’employé lésé et que, par conséquent, la responsabilité de l’exploitant de la conduite ne peut pas être réduite à zéro. Le Tribunal fédéral est ainsi amené une deuxième fois à se prononcer dans cette affaire, cette fois-ci sur la répartition des responsabilités selon l’art. 51 al. 2 CO.

Le second arrêt du Tribunal fédéral – ATF 144 III 319

Le Handelsgericht de Zurich a strictement appliqué la hiérarchie en trois lignes instaurée par l’art. 51 al. 2 CO. En s’appuyant sur l’ATF 137 III 352, dans lequel le Tribunal fédéral avait confirmé son approche stricte quant à l’application de l’art. 51 al. 2 CO, les juges cantonaux ont refusé d’utiliser leur pouvoir d’appréciation pour se départir de la hiérarchie en trois lignes.

Le Tribunal fédéral rejette ici la position du Handelsgericht de Zurich. Il estime que les juges cantonaux ont eu tort d’appliquer strictement la hiérarchie de l’art. 51 al. 2 CO. Le Tribunal fédéral rappelle qu’il est déjà revenu sur l’ATF 137 III 352 dans l’ATF 144 III 209 (LawInside.ch/609). Dans cet arrêt, il a en effet procédé à un revirement de jurisprudence en retenant que, contrairement à ce qu’il avait confirmé à plusieurs reprises et dernièrement dans l’ATF 137 III 352, l’assureur privé ne devait pas être considéré comme un responsable de deuxième ligne et que l’assureur privé disposait ainsi d’un recours intégral contre le responsable du dommage basé sur l’art. 72 al. 1 LCA, sans que ce recours ne soit limité comme le prévoyait la jurisprudence jusqu’alors. Le Tribunal fédéral reconnait ici qu’il ne s’était pas formellement prononcé dans l’ATF 144 III 209 (LawInside.ch/609) sur le caractère strict de la hiérarchie de responsabilité instaurée par l’art. 51 al. 2 CO. Il considère toutefois que le Handelsgericht de Zurich a eu tort d’appliquer mécaniquement l’ATF 137 III 352 sur cette question en pensant que cette jurisprudence faisait toujours fois.

Le Tribunal fédéral en profite ainsi pour se prononcer sur l’ordre des recours établi par l’art. 51 al. 2 CO. Il revient sur sa jurisprudence et considère ici que la hiérarchie des lignes instaurées par l’art. 51 al. 2 CO n’est pas stricte et que le juge peut s’en écarter selon les circonstances du cas particulier. Il retient que le texte de l’art. 51 al. 2 CO prévoit déjà clairement que cette hiérarchie n’est pas absolue, dès lors qu’il est fait usage des termes « dans la règle ». Le Tribunal fédéral appuie sa nouvelle position sur une grande partie de la doctrine qui critiquait son application stricte de la hiérarchie de l’art. 51 al. 2 CO et qui regrettait que les juges ne fassent pas plus souvent usage de leur pouvoir d’appréciation.

Le Tribunal fédéral retient que le juge qui souhaite s’écarter de la hiérarchie des lignes de l’art. 51 al. 2 CO doit se fonder sur les buts des différentes dispositions qui instaurent les responsabilités. Il retient ici qu’avec la LITC, le législateur avait pour but de mettre au moins une partie du dommage à la charge de l’exploitant d’une conduite de gaz lorsque le risque inhérent à une telle exploitation a joué un rôle dans l’accident. Le législateur a voulu permettre à l’exploitant de se retourner intégralement contre un tiers responsable que lorsque celui-ci a commis une faute grave. En l’absence de faute grave, chaque partie doit supporter au moins une partie de la responsabilité.

En l’espèce, le Tribunal fédéral retient que le dommage subi par le lésé découle non seulement de la fuite de gaz, qui constitue un risque inhérent à l’exploitation d’une conduite de gaz, mais aussi du comportement de l’employeur, qui n’a pas formellement interdit à son employé d’allumer une cigarette pour éviter tout risque. Il considère que l’omission de l’employeur n’est pas grave au point d’exclure la responsabilité de l’exploitant de gaz. Le Tribunal fédéral considère ainsi qu’une application stricte de la hiérarchie de l’art. 51 al. 2 CO – qui conduirait à exclure la responsabilité de l’exploitant au niveau interne, dès lors que celui-ci se trouverait en troisième ligne – n’est pas justifiée. L’exploitant doit ainsi supporter une part de responsabilité en raison du risque inhérent à l’exploitation d’une conduite de gaz. L’employeur doit de son côté supporter une part de responsabilité en raison du fait qu’il n’a pas interdit à son employé d’allumer une cigarette. Le Tribunal fédéral considère que les deux parties responsables doivent supporter une part égale du dommage. Par conséquent, le Tribunal fédéral casse la décision du Handelsgericht de Zurich et retient que les assureurs sociaux ont une prétention en responsabilité à l’encontre de l’assureur responsabilité civile de l’exploitant de la conduite de gaz et que cette prétention correspond à la moitié du dommage subi par l’employé lésé.

Note

L’ATF 144 III 319 est le second arrêt publié que le Tribunal fédéral rend à propos de l’art. 51 al. 2 CO. Avec l’ATF 144 III 209 (LawInside.ch/609) et l’arrêt ici commenté, le Tribunal fédéral a considérablement changé sa jurisprudence sur l’art. 51 al. 2 CO. L’ATF 144 III 209 (LawInside.ch/609) était déjà remarquable, en ce sens que le Tribunal fédéral avait finalement accepté de modifier sa jurisprudence, pourtant confirmée à plusieurs reprises et encore récemment dans l’ATF 137 III 352, qui prévoyait que l’assureur privé devait être considéré comme un responsable de deuxième ligne au sens de la hiérarchie établie par l’art. 51 al. 2 CO et que celui-ci ne pouvait se retourner contre un responsable de deuxième ligne que si ce dernier avait commis une faute grave (jurisprudence dite “Gini/Durlemann” ; cf. ATF 80 II 247, c. 5). Le Tribunal fédéral avait retenu dans l’ATF 144 III 209 (LawInside.ch/609) que l’assureur privé n’est pas soumis à l’art. 51 al. 2 CO et que celui-ci peut intégralement se retourner contre le tiers responsable en application de l’art. 72 al. 1 LCA. Le Tribunal fédéral ne s’était toutefois pas prononcé sur son approche stricte quant à l’application de la hiérarchie de l’art. 51 al. 2 CO, malgré les nombreuses critiques de la doctrine. Ce n’était qu’une question de temps : le Tribunal fédéral a saisi l’occasion de se prononcer sur cette question dans l’arrêt ici commenté.

Le Tribunal fédéral a ainsi retenu que, comme le prévoit d’ailleurs le texte de l’art. 51 al. 2 CO, la hiérarchie en trois lignes instaurée par cette disposition n’est pas absolue, et le juge peut s’en écarter. Cette approche constitue un réel revirement de jurisprudence. Bien que le Tribunal fédéral a déjà répété dans d’anciens arrêts que la hiérarchie de l’art. 51 al. 2 CO n’est pas stricte, il ne s’en est pratiquement jamais détaché (pour une analyse des arrêts dans lesquels le Tribunal fédéral se détache de l’art. 51 al. 2 CO, cf. Alborz Tolou, Le recours interne dans la solidarité imparfaite, REAS 2015 130 ss, 137 ss). Cette approche a fait l’objet de nombreuses critiques de la doctrine (pour un exposé des critiques, cf. Tolou, REAS 2015 130 ss, 141 ss). On ne peut donc que se réjouir de voir qu’à travers ces deux arrêts, le Tribunal fédéral a tenu compte des critiques de la doctrine et a accepté de changer son approche.

Il découle de cette nouvelle décision que le juge peut s’écarter de la hiérarchie instaurée par l’art. 51 al. 2 CO lorsque les circonstances du cas particulier le commandent. Comme le relèvent Franz Werro et Vincent Perritaz (Franz Werro/Vincent Perritaz, La remise en cause de l’ordre des recours de l’art. 51 al. 2 CO, PJA 2018 1179 ss, 1184 s.), le Tribunal fédéral va plus loin que simplement permettre au juge de s’écarter de l’ordre des recours, mais procède ici en réalité à un renversement de la règle : la hiérarchie de l’art. 51 al. 2 CO ne doit dorénavant s’appliquer que lorsqu’un tiers responsable à commis une faute grave. En l’absence de faute grave, on ne devrait pas faire supporter la totalité du dommage à l’un des responsables solidaires, que celui-ci se retrouve en deuxième ou en première ligne. Chaque responsable solidaire doit à l’inverse supporter une part de responsabilité qu’il revient au juge de déterminer selon les circonstances du cas particulier.

Proposition de citation : Alborz Tolou, La répartition de la responsabilité selon l’art. 51 al. 2 CO, in : www.lawinside.ch/700/

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