L’art. 8 CEDH et la surveillance des justiciables effectuée par les assurances privées

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CourEDH, 11.12.2018, Mehmedovic c. Suisse (Décision n° 17311/11)

Une surveillance menée par une assurance privée ne constitue pas une ingérence non justifiée dans l’exercice du droit à la vie privée du requérant si ce dernier dispose de voies de recours sur le plan pénal et civil pour se plaindre des atteintes à la personnalité et si les tribunaux procèdent à une analyse des intérêts concurrents en présence. La récente jurisprudence développée dans l’affaire Vukota-Bojić c. Suisse ne s’applique pas aux assurances privées.

Faits

En octobre 2001, Elvir Mehmedovic est victime d’un accident de la route. Suite à cet évènement, il actionne, dans deux demandes séparées, les conducteurs responsables de l’accident ainsi que leurs assurances responsabilité civile chiffrant son dommage à deux millions de francs. Une des assurances mandate une agence de détectives privés afin d’observer le demandeur. Durant cette surveillance, M. Mehmedovic est exclusivement observé dans des lieux accessibles au public. Le rapport de l’agence constate que celui-ci peut, sans grandes difficultés, porter des charges, faire ses achats, passer l’aspirateur et nettoyer sa voiture.

Le demandeur se voit débouté des demandes portant sur un prétendu dommage ménager dans le cadre des deux procès contre les assurances. Il décide d’actionner l’agence de détectives privés pour atteinte à sa personnalité. Les deux instances du canton de Zoug ainsi que le Tribunal fédéral rejettent son action (ATF 136 III 410). Dans sa décision, le Tribunal fédéral considère que l’atteinte aux droits de la personnalité du demandeur était justifiée par des intérêts prépondérants : ni l’assurance ni l’ensemble de la collectivité de ses assurés ne doivent être amenés à payer des prestations indues.

Mehmedovic saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme qui précise la légalité, au regard de la CEDH, des observations effectuées par des détectives pour le compte d’assurances privées.

Droit

La Cour commence d’emblée par distinguer le cas de M. Mehmedovic de celui ayant donné lieu à l’affaire Vukota-Bojić c. Suisse (requête n° 61838/10, résumé in : LawInside.ch/338). Dans cette affaire, l’assurance ayant procédé à l’observation de l’assuré était une assurance sociale, soit une entité accomplissant une tâche publique. Dans le cas présent, l’assurance est une assurance responsabilité civile qui n’assume pas des tâches de droit public. La relation entre l’assurance responsabilité civile et le justiciable relève ainsi du droit privé.

L’art. 8 CEDH prévoit que toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. La Cour a déjà considéré qu’une surveillance menée par une assurance privée ne constitue pas une ingérence non justifiée dans l’exercice du droit à la vie privée du requérant si ce dernier dispose de voies de recours sur le plan pénal et civil pour se plaindre des atteintes à la personnalité et si les tribunaux procèdent à une analyse des intérêts concurrents en présence (Verlière c. Suisse, Décision 41953/98, 28 juin 2001).

En l’espèce, la Cour constate que le Tribunal fédéral a procédé à une analyse approfondie des divers intérêts en présence. De plus, la surveillance effective de M. Mehmedovic ne constitue de loin pas une collecte systématique ou permanente d’informations à son sujet. Partant, le requérant n’a pas subi d’ingérence dans sa vie privée. La Cour considère ainsi la requête comme manifestement mal fondée et la déclare, à l’unanimité, irrecevable.

Note

Suite à l’affaire Vukota-Bojić c. Suisse, une partie de la doctrine avait soutenu que les assurances responsabilité civile devaient également respecter les droits fondamentaux des justiciables au motif qu’elles disposeraient d’une concession de la part de l’État. L’obligation de respecter les droits fondamentaux serait fondée sur l’art. 35 al. 2 Cst (Pierre Heusser, Privatdetektive aufgepasst !, in : Jusletter 9 janvier 2017, par. 48). Ainsi, ces assurances ne pourraient observer les assurés sans l’existence d’une base légale (art. 36 al. 1 Cst.). La présente décision de la Cour permet d’affirmer qu’il convient bel et bien de distinguer les observations menées par les assurances sociales de celles menées par les assurances privées, ces dernières n’ayant pas besoin d’une base légale pour pouvoir observer les justiciables (cf. notamment Célian Hirsch, Les observations illicites sont-elles exploitables ?, in : Jusletter 19 février 2018, par. 64).

Proposition de citation : Célian Hirsch, L’art. 8 CEDH et la surveillance des justiciables effectuée par les assurances privées, in : www.lawinside.ch/730/