La reconnaissance du jugement étranger sur le partage de la prévoyance professionnelle suisse

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ATF 145 III 109 | TF, 18.12.2018, 5A_841/2017*

Par réduction téléologique, nonobstant l’art. 199 LDIP, la compétence exclusive des tribunaux suisse pour connaître du partage de prétentions de prévoyance professionnelle envers une institution suisse (art. 64 al. 1bis LDIP) ne s’applique pas rétroactivement. Ainsi, les jugements étrangers relatifs au partage de prévoyance envers une institution suisse entrés en force avant le 1er janvier 2017 peuvent être reconnus en Suisse selon les conditions de l’ancien droit.

Faits

Le 19 janvier 2015, le Tribunal de Grande Instance de Mulhouse prononce le divorce de deux citoyens français domiciliés en France. Le jugement de divorce porte notamment sur le partage de l’avoir de prévoyance de l’époux auprès d’une caisse de prévoyance suisse.  Ce jugement entre en force.

Le 2 juin 2015, l’épouse ouvre action devant le Zivilkreisgericht de Bâle-Campagne Est. Elle demande la reconnaissance du jugement de divorce français et son complément en vue du partage de l’avoir de prévoyance suisse. Le Zivilkreisgericht rejette cette demande par jugement du 10 janvier 2017. Sur recours de l’épouse, le Tribunal cantonal de Bâle-Campagne confirme cette décision.

L’épouse recourt auprès du Tribunal fédéral. Ce dernier doit déterminer si les nouvelles règles de doit international privé (art. 64 al. 1bis LDIP) adoptées dans le cadre de la révision du Code civil relaitve au partage de la prévoyance professionnelle en cas de divorce s’appliquent à la reconnaissance des jugements étrangers antérieurs à leur entrée en vigueur.

Droit

La révision du Code civil relative au partage de la prévoyance professionnelle en cas de divorce a pris effet le 1er janvier 2017. Les nouvelles règles topiques de la LDIP (art. 61, art. 63 al. 1bis, et art. 64 al. 1bis LDIP) sont entrées en vigueur à cette même date.

Selon l’ancien droit (art. 59 s. aLDIP), le partage de l’avoir de prévoyance suisse était régi par le droit applicable au  divorce, sous réserve de certaines exceptions non pertinentes en l’espèce. Le jugement étranger pouvait ainsi être reconnu en Suisse. Un complément du jugement étranger s’avérait nécessaire seulement si celui-ci ne prenait pas en compte les avoirs de prévoyance suisses.

Selon le nouveau droit (art. 64 al. 1bis LDIP), seul le juge suisse est compétent pour décider du partage d’avoirs de prévoyance auprès d’une institution suisse.  En raison de la compétence exclusive du juge suisse, les jugements de divorce étrangers ne peuvent plus être reconnus en tant qu’ils concernent le partage d’avoirs de prévoyance suisses. Un complément du jugement étranger sur ce point s’impose ainsi dans tous les cas.

En l’espèce, le jugement étranger pertinent est entré en force en 2015, avant l’entrée en vigueur du nouvel article 64 al. 1bis LDIP. Cela étant, le jugement suisse de première instance a été rendu le 10 janvier 2017, après l’entrée en vigueur de la révision du CC et de la LDIP. Il se pose la question de savoir si l’ancien ou le nouveau droit s’applique dans un tel cas.

Selon ce qui précède, l’application des nouvelles dispositions de la LDIP empêcherait la reconnaissance de jugements étrangers relatifs au partage de la prévoyance professionnelle, alors même que la reconnaissance était possible lors de l’entrée en force de ces jugements. On peut se demander si le législateur a voulu une telle application rétroactive à des jugements étrangers déjà en force lors de l’entrée en vigueur du nouveau droit.

Pour répondre à cette question, le Tribunal fédéral interprète les dispositions topiques de la LDIP. Il constate tout d’abord que les matériaux préparatoires ne traitent pas expressément du droit transitoire.  Le Tribunal fédéral relève néanmoins que selon le Message, le droit suisse régira exclusivement le partage de la prévoyance professionnelle “à  l’avenir”. En outre, lors de son intervention devant le Parlement, la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a expliqué que la nouvelle compétence exclusive du juge suisse visait à empêcher qu’une décision étrangère démantèle la règlementation suisse. On peut difficilement considérer qu’une décision étrangère antérieure à l’entrée en vigueur du nouveau droit suisse “démantèle” celui-ci. Dans ces circonstances, on ne peut pas retenir que le législateur a intentionnellement opté pour une application rétroactive des nouvelles dispositions de la LDIP.

En l’absence de règle particulière de droit transitoire, les art. 1-4 du Titre final du Code civil régissent l’application de nouvelles dispositions légales dans le temps. Le principe est celui de la non-rétroactivité (art. 1 Tit. Final CC). Par exception, de nouvelles dispositions peuvent s’appliquer rétroactivement, parce qu’elles sont établies dans l’intérêt de l’ordre public et des moeurs (art. 2 Tit. Final CC).  Dans ce contexte, il sied de relever que le partage de la prévoyance professionnelle n’appartient pas à l’ordre public suisse (ATF 136 V 57 et ATF 134 III 661).

Les règles générales de droit transitoire prévues par la LDIP (art. 197 ss LDIP) reposent sur les mêmes principes. Cela étant, l’art. 199 LDIP prévoit en principe que les conditions de la reconnaissance et de l’exécution prévues par la nouvelle loi s’appliquent aux demandes de reconnaissance pendantes au moment de son entrée en vigueur. Il ne règle pas expressément la situation où un jugement étranger pouvait être reconnu selon le droit suisse en vigueur lors de son entrée en force, mais ne le peut plus selon le nouveau droit applicable au moment de la décision de première instance suisse. Selon plusieurs auteurs, cette lacune doit être comblée de façon à permettre la reconnaissance du jugement étranger dans un tel cas, selon le principe favor recognitionis.

Le Tribunal fédéral conclut de ce qui précède qu’une application rétroactive des nouvelles dispositions de la LDIP n’est pas indiquée. Par réduction téléologique, il retient que nonobstant l’art. 199 LDIPle nouvel art. 64 al. 1bis LDIP ne s’applique pas à la reconnaissance de jugements antérieurs à son entrée en vigueur. Partant, la reconnaissance et la nécessité de compléter le jugement français litigieux s’apprécient in casu selon les anciennes règles de la LDIP (art. 59 s. aLDIP). Or, le jugement français a pris en compte les avoirs de prévoyance suisses du mari pour déterminer si une prestation compensatoire était due selon le droit du divorce français. Dans ces circonstances, selon les art. 59 s.  aLDIP, un complément du jugement étranger par le juge suisse ne s’impose pas. Le jugement étranger peut être reconnu tel quel.

C’est ainsi à bon droit que les instances précédentes ont rejeté la demande de partage de la prévoyance selon le droit suisse. Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Proposition de citation : Emilie Jacot-Guillarmod, La reconnaissance du jugement étranger sur le partage de la prévoyance professionnelle suisse, in : www.lawinside.ch/767/