Gmail est-il un service de télécommunications ?

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CJUE, 13.06.2019, C-193/18 (Google LLC vs Bundesrepublik Deutschland)

Gmail n’est pas un “service de télécommunications” au sens de la législation européenne pertinente, et n’est donc pas soumis aux devoirs imposés par celle-ci.

Faits

En Allemagne, Google exploite d’une part sa propre infrastructure de réseau, reliée à Internet, et d’autre part son moteur de recherche et un service de messagerie (Gmail) qui fonctionnent au moyen d’Internet.

La Bundesnetzagentur für Elektrizität, Gas, Telekommunikation, Post und Eisenbahnen rend une décision à l’encontre de Google considérant que Gmail est un service de télécommunications et l’enjoignant ainsi de se conformer à son obligation de déclaration prévue par l’art. 6 al. 1 de la Telekommunikationsgesetz allemande. Cette loi se fonde sur la directive 2002/21/CE du Parlement européen et du Conseil, du 7 mars 2002 (telle que modifiée par la directive 2009/140/CE du Parlement européen et du Conseil, du 25 novembre 2009), laquelle vise essentiellement à règlementer l’infrastructure et l’offre des services de télécommunications en tant que prestations d’intérêt public.

Google s’oppose à cette décision sans succès et porte l’affaire jusqu’à l’Oberverwaltungsgericht für das Land Nordrhein-Westfalen. Celui-ci saisit la CJUE d’une demande préjudicielle visant à clarifier la signification de la notion de “services de télécommunications”.

Droit

Aux termes de l’art. 2 let. c de la directive, les services de télécommunications sont les “service[s] fourni[s] normalement contre rémunération qui consiste[nt] entièrement ou principalement en la transmission de signaux sur des réseaux de communications électroniques, y compris les services de télécommunications et les services de transmission sur les réseaux utilisés pour la radiodiffusion”. La notion ne comprend en revanche pas “les services consistant à fournir des contenus à l’aide de réseaux et de services de communications électroniques ou à exercer une responsabilité éditoriale sur ces contenus“, ni “les services de la société de l’information tels que définis à l’article 1er de la directive 98/34, qui ne consistent pas entièrement ou principalement en la transmission de signaux sur des réseaux de communications électroniques”.

Il apparaît donc d’emblée qu’une distinction claire est faite entre la règlementation portant sur la transmission du contenu, d’une part, et celle portant sur la production du contenu, d’autre part.

L’élément central de la notion de services de télécommunications est la transmission de signaux qu’un tel service doit comprendre. Savoir à qui appartient l’infrastructure sur laquelle ces signaux sont transmis n’est en revanche pas un critère pertinent. Seul est pertinent en effet le fait que le prestataire est responsable envers les utilisateurs finaux de la transmission du signal qui garantit à ces derniers la fourniture du service auquel ils se sont abonnés.

La Cour constate que Gmail est un service dit « hors offre du fournisseur d’accès à l’Internet » c’est-à-dire un service disponible sur Internet sans la participation d’un opérateur de communications traditionnel (fournisseur d’accès). Lorsqu’un email est envoyé, les données ne sont pas modifiées, mais fractionnées en plusieurs paquets de données distincts qui sont transmis au destinataire au moyen des protocoles de communications standardisés. Google exploite des serveurs de messagerie électronique, qui opèrent les traitements informatiques nécessaires pour identifier le serveur de destination. Ces paquets transitent sur les divers réseaux, exploités par des fournisseurs d’accès, qui forment Internet. Dans une certaine mesure, Google réalise donc une transmission de signaux.

Toutefois, encore faut-il que Gmail puisse être considéré comme un service offrant entièrement ou principalement la transmission de signaux sur des réseaux de communications électroniques. A cet égard, la Cour considère que ce sont surtout les fournisseurs d’accès des expéditeurs et des destinataires de courriers et les gestionnaires des différents réseaux constituants Internet qui assurent la transmission des signaux nécessaires au fonctionnement de tout service de messagerie sur Internet et qui en assument la responsabilité sous l’angle civil. Dès lors, elle retient que le fait que Google intervienne activement dans les opérations d’envoi et de réception des messages (attribution des adresses IP des équipements terminaux correspondant aux adresses de courrier électronique, découpage desdits messages en paquets de données et introduction dans Internet, etc.), n’est pas suffisant pour qualifier Gmail de service de télécommunications.

Le fait que Google exploite également ses propres réseaux de communications électroniques, lesquels pourraient être soumis à l’obligation de déclaration prévue par la directive, ne change rien à ce résultat en ce qui concerne le service Gmail.

L’Oberverwaltungsgericht devra donc se baser sur cette notion de service de télécommunications et retenir que Gmail ne tombe pas sous cette notion.

Note

En Suisse, la loi sur les télécommunications reprend essentiellement la directive européenne et prévoit une notion très similaire de service de télécommunications, à savoir “la transmission d’informations pour le compte de tiers au moyen de techniques de télécommunication” (art. 3 let. b LTC). La loi prévoit également une obligation d’annonce pour tout fournisseur de tels services (art. 4 LTC).

Dans deux arrêts récents rendus en application de la loi fédérale sur la surveillance de la correspondance par poste et télécommunication (LSCPT), laquelle renvoie explicitement à la notion de service de télécommunications à son art. 2 let. b, le Tribunal fédéral a jugé que ni Gmail (1B_142/2016) ni Facebook (ATF 143 IV 21, résumé in LawInside.ch/357) ne sont des services de télécommunications au sens de cette disposition. Dans ce contexte, le Tribunal fédéral s’est en particulier référé au Message relatif à la (nouvelle) LSCPT (en vigueur depuis le 1er mars 2018) qui vise précisément à englober les “”fournisseurs de services de communication dérivés“, qui ne constituent ni des fournisseurs d’accès, ni des fournisseurs de services de télécommunication, mais qui jouent un rôle dans le processus de correspondance par télécommunication, en particulier par Internet” (FF 2013 2379, 2403 s.). Cette notion est désormais explicitement prévue à l’art. 2 let. c LSCPT.

S’agissant de l’arrêt de la CJUE résumé ici, il convient de noter que la Cour estime qu’il appartiendra tout de même à la juridiction allemande d’examiner s’il existe d’autres éléments de nature à établir la responsabilité de Google à l’égard des titulaires d’un compte de messagerie Gmail dans la transmission des signaux nécessaires à son fonctionnement. On comprend donc que la question de savoir qui serait civilement responsable en ce qui concerne la prestation de transmission de signaux est un élément  déterminant pour déterminer si un service tombe sous la notion de service de télécommunications.

Dans l’affaire C-142/2018 (Skype Communications Sàrl vs Institut belge des services postaux et des télécommunications), du 5 juin 2019, la Cour est parvenue à un résultat opposé concernant le logiciel SkypeOut de Skype Communications. Ce logiciel permet à son utilisateur d’appeler, à partir d’un terminal connecté à Internet tel qu’un ordinateur, un smartphone ou une tablette, un numéro fixe ou mobile en utilisant la technique VoIP (Voice over Internet Protocol). La Cour a retenu les éléments suivants :

  • le service VoIP implique deux services distincts : le premier consiste à acheminer les signaux vocaux de l’utilisateur appelant jusqu’à la passerelle d’interconnexion (Gateway) entre Internet et le réseau téléphonique, ce qui relève de la responsabilité du fournisseur d’accès de l’utilisateur appelant, et le second consiste à acheminer ces signaux sur le réseau téléphonique jusqu’à la terminaison fixe ou mobile, qui relève de la responsabilité conjointe des fournisseurs de services de télécommunications des personnes appelées et de Skype Communications, en vertu des contrats les liant ;
  • les fournisseurs de télécommunications assurent certes la terminaison des appels mobiles ou fixes sur le réseau de téléphonie, mais ces fournisseurs ne sauraient pour autant être tenus pour (contractuellement) responsables de la transmission des signaux vocaux à l’égard des utilisateurs de la fonctionnalité SkypeOut, avec lesquelles il n’ont aucune relation contractuelle ;
  • le fait que dans ses conditions générales Skype indique qu’elle n’assume aucune responsabilité pour la transmission des signaux à l’égard des utilisateurs de la fonctionnalité SkypeOut n’a aucune incidence sur la qualification comme “service de communications électroniques” ; et
  • la circonstance que le service SkypeOut relève également de la notion de “service de la société de l’information”, au sens de la directive 98/34 (telle que modifiée par la directive 98/48), n’implique nullement qu’il ne puisse être qualifié de “service de communications électroniques”.

SkypeOut, ou tout autre service qui permet à l’utilisateur d’appeler un numéro fixe ou mobile d’un plan national de numérotation via le réseau téléphonique d’un État membre à partir d’un terminal, constitue donc un service de communications électronique.

Ces arrêts confirment la jurisprudence de la CJUE développée principalement dans les arrêts concernant UPC (C‑518/11 du 7 novembre 2013, UPC Nederland BV vs Gemeente Hilversum ; C‑475/12 du 30 avril 2014, UPC DTH Sàrl vs Nemzeti Médiaés Hírközlési Hatóság Elnökhelyettese), dans lesquels la Cour a considéré que “la fourniture d’un bouquet de base accessible par câble relève de la notion de service de communications électroniques”.

 

Proposition de citation : Simone Schürch, Gmail est-il un service de télécommunications  ?, in : www.lawinside.ch/769/