Le secret bancaire s’oppose-t-il à l’information des héritiers ?

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TF, 18.07.2019, 4A_522/2018

Le droit du défunt au maintien de sa sphère privée s’oppose à ce que l’héritier connaisse l’identité du bénéficiaire d’un virement fait par le de cujus, à moins que l’héritier réservataire puisse prouver que sa réserve a été lésée (art. 522 ss CC) ou que l’héritier légal puisse prouver qu’il dispose d’un droit au rapport et au partage (art. 626 CC).

Faits

Une cliente d’une banque, dont la fortune s’élève à plus de EUR 13 millions, donne pour ordre à sa banque de procéder à un virement à hauteur de EUR 500’000. L’ordre est également signé par sa fille. Quelques années plus tard, la cliente décède à Madrid.

Sur requête d’un des héritiers de la cliente, la banque fournit les relevés du compte bancaire de la défunte, mais non l’identité du bénéficiaire du virement des EUR 500’000, en raison de l’opposition de celui-ci à la levée du secret bancaire à son égard.

Des héritiers réservataires déposent une action en reddition de compte auprès du Tribunal de première instance du canton de Genève afin que l’identité du bénéficiaire leur soit communiquée. Tant la première instance que la Cour de justice considèrent que le bénéficiaire du virement peut se prévaloir du secret bancaire pour s’opposer à la communication de son identité aux héritiers.

Saisi par les requérants, le Tribunal fédéral doit préciser les limites du droit à l’information des héritiers réservataires concernant le compte bancaire du de cujus.

Droit

En premier lieu, le Tribunal fédéral expose de manière très didactique le droit aux renseignements découlant du droit contractuel et celui découlant du droit successoral.

D’un point de vue contractuel, l’art. 400 CO permet aux héritiers d’invoquer le droit aux renseignements concernant les relations contractuelles entre le de cujus et la banque, à l’exception des faits de nature strictement personnelle.

Concernant l’intérêt juridique, la jurisprudence genevoise considère que seul l’héritier réservataire bénéficie du droit aux renseignements, alors que d’autres auteurs sont d’avis que tous les héritiers peuvent invoquer le droit aux renseignements. Dans tous les cas, le droit peut s’exercer de manière individuelle.

Au regard du droit successoral, la jurisprudence a étendu l’application du devoir de renseignement entre cohéritiers (art. 607 al. 3 et 610 al. 2 CC) à l’égard des tiers. Ceux-ci doivent ainsi informer l’héritier non seulement des biens faisant faisant potentiellement partie de la succession et qu’ils détiennent, mais également de l’identité d’autres personnes auxquels ces biens auraient été remis ou cédés et dont ceux-ci seraient devenus titulaires ou ayants droit économiques. Ce droit aux renseignements présuppose toutefois que l’héritier ait vraisemblablement un intérêt juridique à la restitution de ces biens, que ce soit par l’action en réduction et restitution ou par l’action en rapport et en partage.

Comme pour le droit contractuel, chaque héritier peut exercer individuellement son droit aux renseignements découlant du droit successoral. En outre, ces droits peuvent entrer en concours.

Après ces rappels didactiques, le Tribunal fédéral ajoute une nouvelle limite au droit aux renseignements contractuel : “le droit à l’information des héritiers se heurte au droit du défunt au maintien de sa sphère privée, laquelle englobe non seulement les faits de nature strictement personnelle (déjà soumis au secret par l’ATF 133 III 664 consid. 2.5), mais aussi les aspects d’ordre économique relatifs à son patrimoine et donc les ordres qu’il a donnés, qu’il ait expressément ou non ordonné à la banque d’en maintenir la confidentialité” (c. 4.5.2).

Le Tribunal fédéral considère ensuite que seuls l’héritier réservataire dont la réserve est lésée et dont l’action en réduction n’est pas périmée, ou l’héritier légal qui dispose d’un droit au rapport et au partage sont en droit d’obtenir des renseignements sur les opérations effectuées par le de cujus. Lorsque ces conditions sont remplies, la banque doit communiquer l’identité du bénéficiaire.

Dans les autres situations, le droit du défunt au maintien de sa sphère privée prévaut sur l’intérêt de l’héritier.

En l’espèce, les héritiers réservataires n’ont même pas allégué que leur réserve légale aurait été lésée par le virement de EUR 500’000. Vu le patrimoine de plus de EUR 13 millions d’euro du de cujus, le Tribunal fédéral doute sérieusement que ce virement ait pu léser les réserves des héritiers. Or, cette lésion est désormais une condition sine qua non pour connaître l’identité du bénéficiaire.

Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Note

Cet arrêt est particulièrement intéressant puisqu’il introduit une nouvelle limitation du droit aux renseignements des héritiers.

Bien que le recours soit rejeté, le Tribunal fédéral procède à une substitution de motifs. En effet, alors que les deux instances cantonales avaient considéré que le secret bancaire du bénéficiaire du virement s’opposait au droit aux renseignements des héritiers de nature contractuelle, le Tribunal fédéral adopte une nouvelle approche. Ce n’est pas le droit du bénéficiaire, ni même un quelconque secret bancaire qui s’oppose à divulguer le nom du bénéficiaire, mais bien le “droit du défunt au maintien de sa sphère privée“. Cette limitation est, à notre connaissance, nouvelle (cf. dans le même sens Philipp Fischer, cdbf.ch/1088) et s’applique tant pour le droit aux renseignements successoral que contractuel.

Le “droit du défunt au maintien de sa sphère privée” ne pourra s’effacer que lorsque l’héritier réservataire peut montrer que sa réserve a été lésée (art. 522 ss CC) ou que l’héritier légal peut montrer qu’il dispose d’un droit au rapport et au partage (art. 626 CC).

En pratique, les banques devront désormais caviarder les noms des bénéficiaires des virements lorsque les héritiers exercent leur droit aux renseignements, à moins qu’ils ne prouvent que leur réserve a été lésée ou qu’ils disposent d’un droit au rapport et au partage.

Proposition de citation : Célian Hirsch, Le secret bancaire s’oppose-t-il à l’information des héritiers  ?, in : www.lawinside.ch/831/