L’action en remise de gain contre le gérant auteur d’une infraction pénale

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TF, 12.11.2019, 4A_88/2019

Lorsque le gérant commet une infraction pénale au détriment d’un tiers, la part du profit qui en découle (soit le produit de l’infraction) ne doit pas être restituée au maître. Dans cette situation, le comportement du gérant, qui s’est enrichi illégitimement aux dépens du tiers, donne naissance à un (nouveau) fondement juridique permettant (exclusivement) au tiers de faire valoir sa prétention tendant au remboursement du montant qu’il a versé sans cause.  

Faits

Sur la base d’un contrat de distribution, une société suisse s’engage à distribuer sur le territoire helvétique pour le compte d’une société française des cartes destinées à décrypter le signal audiovisuel des chaînes de télévision proposées par la société française. En marge de cette relation contractuelle, l’administrateur unique de la société suisse réalise pour son propre compte la vente d’abonnements à des clients suisses. Pour recevoir les cartes permettant de décrypter les chaînes souhaitées, il conclut des abonnements au nom de clients fictifs, reçoit de la société française les cartes permettant le décryptage et les remet à ses clients réels en Suisse. Les cartes sont activées par la société française lorsque le prix officiel de l’abonnement lui est versé. L’administrateur facture aux clients suisses des montants supérieurs à ceux prévus par la société française pour les abonnements, verse le prix officiel à la société française, et conserve la différence.

La société française et trois clients de l’administrateur déposent une plainte pénale contre ce dernier. Le Ministère public le reconnaît coupable d’escroquerie, d’infraction à la loi sur la concurrence déloyale, d’infraction à la loi sur la protection des marques, ainsi que d’infraction à la loi sur le droit d’auteur.

Suite à cette condamnation, la société française ouvre une action en paiement contre l’administrateur devant le Tribunal de première instance de Genève et réclame un montant de CHF 70’000 correspondant aux profits dégagés illicitement par l’administrateur. Le Tribunal de première instance de Genève condamne l’administrateur à verser à la société française un montant de CHF 50’000. Sur appel de l’administrateur, la Cour de justice réduit ce montant à CHF 1’000.

La société française recourt au Tribunal fédéral, lequel est amené à déterminer si celle-ci peut prétendre, selon l’art. 423 al. 1 CO, à l’intégralité du profit réalisé par l’administrateur.

Droit

Le Tribunal fédéral commence par rappeler que l’application des règles sur la gestion d’affaires sans mandat et en particulier de l’art. 423 al. 1 CO (auquel renvoient les art. 62 al. 2 LDA55 al. 2 LPM et 9 al. 3 LCD), suppose la réunion de trois conditions : (i) une atteinte illicite aux droits d’autrui (par exemple aux droits de propriété intellectuelle), (ii) une volonté du gérant, auteur de l’ingérence, de gérer dans son propre intérêt et (iii) un comportement de mauvaise foi (art. 3 CC) du gérant.

Le Tribunal fédéral relève ensuite que le législateur n’a pas évoqué l’hypothèse – ici litigieuse – du gérant qui, ayant porté atteinte aux biens juridiques du maître titulaire du droit d’auteur (en l’espèce la société française), aurait également commis une infraction pénale. Par voie prétorienne, il pose alors la distinction suivante :

  • Si le gérant commet une infraction pénale au détriment du (seul) maître, la totalité du profit qu’il réalise doit être restituée à celui-ci. C’est le cas lorsque le gérant soustrait, en l’absence du maître, un produit pour le commercialiser et encaisser le bénéfice de la vente.
  • En revanche, si le gérant commet une infraction pénale au détriment d’une tierce personne (en l’espèce les clients suisses de l’administrateur), la part du profit qui en découle (soit le produit de l’infraction) ne doit pas être restituée au maître. Dans cette situation, le comportement du gérant, qui s’est enrichi illégitimement aux dépens du consommateur (lésé), donne naissance à un (nouveau) fondement juridique (distinct de celui à l’origine de la remise de gain [c’est-à-dire atteinte illicite aux droits d’auteurs du maître]) permettant exclusivement à ce lésé de faire valoir sa prétention tendant au remboursement du montant qu’il a versé sans cause et fondée sur les art. 62 ss CO.

En l’espèce, le Tribunal fédéral considère que l’enrichissement de l’administrateur découle de la mise en scène, constitutive d’une infraction pénale, que celui-ci a élaborée au préjudice de ses clients. Lésés par les agissements de l’administrateur, ce sont ces clients qui, sur le plan civil, sont légitimés à demander la restitution de l’indu au défendeur qui s’est enrichi illégitimement (art. 62 ss CO).

La société française quant à elle ne saurait prétendre au paiement d’un montant dont un tiers (le client lésé) est seul créancier et qui repose sur un fondement différent de celui qui sous-tend l’art. 423 CO. Selon le Tribunal fédéral, il serait en effet inapproprié que la société française puisse bénéficier du produit de l’infraction commise par l’administrateur, alors même qu’elle n’est pas lésée et qu’une telle solution, si elle était admise, aurait pour effet de priver les véritables lésés de toute indemnisation, les montants dont les clients ont été spoliés étant crédités sur le compte de la demanderesse.

Le recours de la société française est donc rejeté.

Note

Le Tribunal fédéral distingue clairement deux actions : l’action en enrichissement illégitime des clients (qui découle de l’infraction pénale commise par l’administrateur) et l’action en remise de gain de la société française (qui repose sur l’art. 423 al. 1 CO par renvoi des règles sur la propriété intellectuelle). En l’espèce il considère que cette seconde action (introduite par la société française sur la base des règles sur la propriété intellectuelle) s’efface devant les potentielles actions en enrichissement illégitime des clients.

Sur le plan procédural, on remarque que, quand bien même l’action de la société française repose initialement sur la violation de son droit de la propriété intellectuelle, elle n’a pas été introduite directement devant l’instance cantonale unique comme le prévoit l’art. 5 al. 1 let. a CPC lequel dispose que « les litiges portant sur des droits de propriété intellectuelle, y compris en matière […] de violation de tels droits » sont introduits devant une instance cantonale unique (cf. ég. Alain Alberini/Adrien Alberini, Le droit suisse des noms de domaine, Quid Iuris Nr. 25, p. 130 s.). Le Tribunal de première instance de Genève a donc admis à tort sa compétence pour une action fondée sur le droit de la propriété intellectuelle. L’action aurait dû être directement introduite devant la Cour de justice de Genève ce que celle-ci a d’ailleurs relevé dans son arrêt sans pour autant en déduire une quelconque conséquence (ACJC/1811/2018, c. 1.3).

Sur le fond, le Tribunal fédéral précise que la solution qu’il propose dans cet arrêt n’est pas transposable d’emblée aux situations dans lesquelles un locataire sous-loue sans autorisation du bailleur le bien loué à un sous-locataire et dégage ainsi un profit de cette sous-location. Dans l’ATF 126 III 69, le Tribunal fédéral a en effet considéré que, lorsqu’un profit est réalisé au moyen du patrimoine d’autrui, il doit revenir au titulaire de ce patrimoine (au bailleur), et non à l’auteur de l’acte (le locataire). Le Tribunal explique toutefois que la relation à l’origine de l’ATF 126 III 69 est celle qui lie le gérant (locataire) au maître (le bailleur) et on ne saurait en tirer d’emblée des enseignements pour une relation différente, comme celle examinée ici, nouée entre le gérant (l’administrateur) et des tierces personnes (les clients lésés) victimes d’une escroquerie commise par le gérant.

Ce faisant, nous comprenons que le Tribunal fédéral reprend ici la distinction présentée ci-dessus qui existe entre d’une part, les prétentions en remise de gain découlant d’une violation par le gérant des droits de jouissance (par exemple un droit de propriété ou un droit de propriété intellectuelle) qui lui sont confiés par le maître (par exemple par le bailleur ou par le titulaire du droit de propriété intellectuelle), et d’autre part, les prétentions en enrichissement illégitime découlant de l’infraction pénale commise par le gérant au détriment de tiers (par exemple le sous-locataire ou le client final du gérant). Partant, en application de la jurisprudence présentée ici, lorsqu’un locataire sous-loue sans autorisation (et à un prix plus élevé) le bien du bailleur à un sous-locataire et que ce faisant il commet une infraction pénale au détriment du sous-locataire (on pense notamment aux situations d’usure [art. 157 CP] aux dépens d’un sous-locataire), ce dernier devrait être mis au bénéfice d’une prétention en enrichissement illégitime contre le locataire pour récupérer ce qu’il a payé en trop. Si l’on suit le raisonnement du Tribunal fédéral présenté ci-dessus, cette prétention en enrichissement illégitime devrait effacer toute prétention en remise de gain du bailleur fondée sur l’art. 423 al. 1 CO. Pour reprendre les termes du Tribunal fédéral, « il serait [en effet] pour le moins inapproprié que [le bailleur] puisse bénéficier du produit de l’infraction commise par [son locataire] alors même qu'[il] n’est pas lésé ».

Proposition de citation : Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui, L’action en remise de gain contre le gérant auteur d’une infraction pénale, in : www.lawinside.ch/864/