Recours des Aînées pour la protection du climat

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ATF 146 I 145 | TF, 05.05.2020, 1C_37/2019*

Lorsqu’une personne souhaite se prévaloir de l’art. 25a PA pour se plaindre d’une atteinte, elle doit prouver que cette atteinte est d’une certaine intensité et donc qu’elle est actuelle, et ce y compris dans le contexte d’atteintes subies du fait du réchauffement climatique. 

Faits

En 2016, l’association « Aînées pour la protection du climat » et plusieurs de ses membres adressent une requête au Conseil fédéral, au Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication, et à l’Office fédéral de l’environnement et à l’Office fédéral de l’énergie (ci-après ensemble : le Gouvernement suisse). Elles se plaignent de nombreuses omissions dans le domaine de la protection du climat et demandent aux autorités fédérales d’y remédier. Elles requièrent par ailleurs que le Gouvernement suisse prenne toutes les mesures nécessaires d’ici à 2030 pour que la Suisse respecte les engagements qu’elle a pris en ratifiant l’Accord de Paris sur le climat du 12 décembre 2015 (RS 0.814.012 ; ci-après : l’Accord de Paris sur le climat) lequel tend avant toute chose à contenir “l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C” (art. 2 de l’Accord de Paris sur le climat). Dans cette perspective, les requérantes énumèrent plusieurs mesures concrètes que le Gouvernement suisse devrait prendre.

Les requérantes sont respectivement âgées de 76, 77, 81 et 87 ans. Études scientifiques à l’appui, elles expliquent être particulièrement touchées par les omissions du Gouvernement suisse dans la mesure où les femmes âgées de 75 ans et plus présentent un risque de mortalité nettement plus élevé pendant les étés chauds et que leur santé est nettement plus affectée que le reste de la population. Partant, leur droit à la vie (art. 10 al. 1 Cst. ; art. 2 CEDH) et au respect de la vie privée (art. 13 Cst. ; art. 8 CEDH) sont particulièrement atteints.

En 2017, le DETEC n’entre pas en matière sur cette requête. Le Tribunal administratif fédéral rejette ensuite le recours introduit contre cette décision. Les requérantes recourent au Tribunal fédéral, lequel est amené à déterminer si les droits fondamentaux des recourantes sont suffisamment touchés pour justifier une application de l’art. 25a PA.

Droit

Le Tribunal fédéral examine les conditions auxquelles un administré peut, en application de l’art. 25a PA, requérir qu’une autorité administrative s’abstienne d’actes illicites, ou en cas d’omission, qu’elle soit enjointe par une autorité judiciaire à agir. Il relève qu’il est essentiel que les recourantes soient particulièrement (actuellement) atteintes dans leurs droits fondamentaux à la vie et au respect de la vie privée et familiale dans une intensité qui justifierait d’invoquer l’art. 25a PA. Avec cette exigence, le Tribunal fédéral rappelle que cette disposition ne peut pas servir de base pour une action populaire.

Le Tribunal fédéral exclut une telle atteinte. Se fondant sur un rapport de 2018 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (ci-après : le Rapport du GIEC), il explique que les seuils établis par l’Accord de Paris sur le climat (i.e. nettement en dessous de 2 °C) ne seront pas atteints quoi qu’il arrive avant 2040. Partant, à l’heure actuelle, les recourantes ne sont en tout état de cause pas atteintes par les éventuelles actions ou omissions du Gouvernement suisse.

Le recours est donc rejeté.

Le Tribunal fédéral profite toutefois de préciser qu’il est possible de ralentir le réchauffement climatique en prenant des mesures appropriées : “Il s’agit d’une nécessité urgente pour protéger la vie sur Terre” (“Dies ist zum Schutz des Lebens auf der Erde dringend geboten”, c. 5.4. i.i.).

Note

Pour commencer, on ne peut que saluer le fait que le Tribunal fédéral se soit amplement référé aux conclusions du GIEC et qu’il ait reconnu l’existence d’une urgence climatique. Il ressort d’ailleurs du rapport dont il se prévaut :

“Without increased and urgent mitigation ambition in the coming years, leading to a sharp decline in greenhouse gas emissions by 2030, global warming will surpass 1.5°C in the following decades, leading to irreversible loss of the most fragile ecosystems, and crisis after crisis for the most vulnerable people and societies” (Rapport du GIEC, p. vi).

Ensuite, bien que le raisonnement du Tribunal fédéral soit défendable, il suppose d’épouser une logique qui ne tient à notre sens pas suffisamment compte des particularités liées à la justice climatique.

Le Tribunal fédéral exclut toute atteinte actuelle en expliquant que, si atteinte il y a, elle ne se produira que dans plusieurs décennies (pas avant 2040). En raisonnant de la sorte, le Tribunal fédéral fait uniquement rimer “atteinte” avec “réchauffement tendant vers 2° C”. Selon la logique du Tribunal fédéral, sans un tel réchauffement global, il ne pourrait pas y avoir d’atteinte actuelle.

Or les atteintes dont se plaignent les recourantes sont plutôt les effets de ce réchauffement global (par exemple les épisodes caniculaires en été) et non ce réchauffement en soi. De telles atteintes sont bien présentes aujourd’hui et sont causées en partie par le réchauffement climatique (lequel dépasse aujourd’hui les mesures de 1990 d’environ 1° C), et donc par la politique suisse environnementale de ces 30 dernières années.

En effet, en 1993, la Suisse adhère à Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (RS 0.814.01). En 2003, l’Assemblée fédérale approuve le protocole de Kyoto de 1997 (RS 0.814.011). Ce texte prévoit une première période d’engagement de 2008 à 2012 (art. 3), pour laquelle la Suisse s’est engagée à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 8 % par rapport à 1990 (au moyen de l’ancienne Loi sur le CO2 [RO 2000, p. 979 ss; cette loi prévoyait en fait une réduction de 10%]), puis des périodes d’engagement successives. La deuxième période d’engagement devant se terminer en 2020 – la Suisse a annoncé un objectif de réduction de gaz à effet de serre de 20 % par rapport à 1990 pour cette deuxième période d’engagement (art. 3 de la Loi actuelle sur la réduction des émissions de CO2) – , et la troisième, tenant compte des engagements pris à Paris en 2015, devant couvrir la période 2020-2030 et pour laquelle la Suisse s’engage à réduire ses émission de CO2 de 30 % (pour un récapitulatif complet et précis de l’évolution législative et des engagements internationaux de la Suisse, cf.  Félise Rouiller, Révision de la Loi fédérale sur la réduction des émissions de CO2, PJA 2020 p. 213).

Le 10 avril 2014, au moment de faire le bilan sur la première période d’engagement de la Suisse, l’Office fédéral de l’environnement annonce que “[l]a Suisse a atteint l’objectif 2008-2012 fixé dans le Protocole de Kyoto”. Cependant, ce succès est dû en importante partie au fait que la Suisse “a une tendance à la délocalisation de ses pressions environnementales dans le reste du monde”. En d’autres termes, elle externalise massivement son empreinte climatique” ce qui lui permet de présenter des chiffres louables.

Pour cette première période d’engagement (qui est la seule à ce jour complètement achevée), le Gouvernement suisse aurait donc pu mieux faire et devrait assumer une certaine responsabilité. En effet, alors que le Parlement lui a fourni les bases légales nécessaires pour lutter contre le réchauffement climatique, il a choisi ces trente dernières années de mener une politique environnementale en demi-teinte laquelle favorise les épisodes caniculaires auxquels les personnes âgées, dont font parties les recourantes, sont aujourd’hui particulièrement vulnérables.

En matière climatique cependant, le problème vient du fait que les atteintes qui apparaissent aujourd’hui sont le fait de décisions prises hier  ; le Gouvernement suisse d’aujourd’hui ne peut donc plus rien changer aux canicules actuelles et partant, selon la logique du Tribunal fédéral, ne saurait en répondre. En suivant cette logique, lorsque dans 20 ans le réchauffement climatique aura dépassé 1,5° C par rapport aux niveaux préindustriels, si les filles des Aînées reprennent le combat de leurs mères, le Tribunal fédéral pourrait leur demander de patienter 20 ans de plus afin de voir si l’inaction de notre futur Gouvernement leur fait effectivement subir une atteinte.

Proposition de citation : Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui, Recours des Aînées pour la protection du climat, in : www.lawinside.ch/916/

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