L’action en nullité d’un brevet en lien avec une nouvelle combinaison de caractéristiques

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ATF 146 III 177 | TF, 11.05.20, 4A_613/2019*

En droit européen, une modification de l’objet du brevet après la demande est admise uniquement si l’homme du métier peut déduire la modification directement et sans ambiguïté du contenu global de la demande initiale à la date de dépôt, en tenant compte de ses connaissances générales (test “Gold Standard”). Lorsque la demande initiale contient plusieurs listes de caractéristiques, la sélection parmi plusieurs variantes d’une unique caractéristique pour chacune des listes (“singling out”) n’est pas autorisée dans la mesure où cela revient à créer une nouvelle combinaison de caractéristiques. La situation est différente si des références à cette combinaison étaient déjà présentes dans la demande initiale (par exemple si les caractéristiques finalement sélectionnées avaient été désignées comme “préférées”). 

Faits

Mundipharma Medical Company (Mundipharma) détient un brevet européen désignant également la Suisse. Le brevet revendique des formules pharmaceutiques contenant les principes actifs oxycodone et naloxone pour le traitement de la douleur et la réduction simultanée d’effets secondaires.

En 2017, Develco Pharma Schweiz AG (Develco) introduit une action en nullité auprès du Tribunal fédéral des Brevets (TFB) sur la base de l’art. 26 al. 1 let. c LBI cum art. 138 et 123(2) CBE. Plus particulièrement, Develco fait valoir la nullité de la partie suisse du brevet européen, l’objet du brevet allant au-delà du contenu de la version initiale de la demande de brevet. Mundipharma introduit alors une demande reconventionnelle dans sa réponse, concluant subsidiairement à une nouvelle formulation de la revendication 1 de la partie suisse du brevet.

Le TFB prononce la nullité de la partie suisse du brevet en cause (TFB, 7.11.19, O2017_009). Mundipharma forme alors recours auprès du Tribunal fédéral, lequel est appelé à préciser dans quelle mesure une modification de la demande initiale est admissible, tout particulièrement en ce qui concerne l’ajout d’une nouvelle combinaison de caractéristiques.

Droit

En droit suisse, la nullité d’un brevet est constatée lorsque l’objet du brevet va au-delà du contenu de la demande de brevet dans sa version de dépôt (art. 26 al. 1 let. c LBI). Le droit européen consacre une protection similaire (art. 138 CBE) et restreint la possibilité de modifier la demande de brevet européen de manière que son objet s’étende au-delà du contenu de la demande initiale (art. 123(2) CBE ; voir également l’art. 58 al. 2 LBI).

Le Tribunal fédéral rappelle que ces dispositions ont pour but d’éviter que le détenteur d’un brevet n’améliore sa position en revendiquant des protections pour des objets n’ayant pas été couverts par la demande de brevet initiale. Ces protections servent notamment un but de sécurité juridique.

Le Tribunal fédéral note en outre que l’objet du brevet de l’art. 26 al. 1 let. c LBI correspond à l’objet du brevet de l’art. 123(2) CBE, respectivement aux pièces techniques de l’art. 58 al. 2 LBI (et non pas à la notion d’étendue de la protection selon l’art. 69 CBE, respectivement de l’art. 51 al. 2 LBI). Sont inclus l‘ensemble des éléments divulgués dans la description et les dessins. Selon la jurisprudence de l’Office européen des brevets (OEB), l’art. 123(2) CBE permet une modification de l’objet du brevet après la demande uniquement si l’homme du métier peut déduire la modification directement et sans ambiguïté du contenu global de la demande initiale à la date de dépôt, en tenant compte de ses connaissances générales (test “Gold Standard“).

En l’espèce, le TFB est parvenu à la conclusion que la revendication 1 du brevet européen a été modifiée de manière inadmissible. Selon le TFB, cette revendication – dans la version de la conclusion subsidiaire – diffère de la demande initiale à plusieurs égards. En particulier, il est inadmissible que (i) la revendication ne précise que le rapport de poids de 2:1 entre les deux principes actifs et que (ii) seule la caractéristique de réduction de la constipation causée par les opioïdes soit mentionnée comme un effet secondaire curable. Ces deux éléments figurent bien dans la demande initiale, mais font partie de listes. Selon le TFB, une nouvelle combinaison de caractéristiques a ainsi été créée en ne sélectionnant qu’un seul élément de chacune des deux listes. Il faut ainsi effectuer le test Gold Standard et examiner si cette combinaison est reconnaissable sur la base de la demande initiale. Or la demande initiale n’indique pas que le rapport de poids spécifique de 2:1 est particulièrement lié à la réduction de la constipation. Il n’y a ni indication directe et sans ambiguïté du rapport de poids spécifique de 2:1 comme étant particulièrement préféré, ni indication directe et sans ambiguïté du traitement de la constipation comme étant l’un des avantages particuliers. Partant, l’inclusion de cette nouvelle combinaison de caractéristiques dans la revendication 1 constitue une modification non autorisée.

Selon le Tribunal fédéral, se pose ainsi la question de savoir dans quelle mesure la sélection d’éléments individuels à partir de plusieurs listes contenant chacune plusieurs caractéristiques alternatives est autorisée durant la procédure de demande (“singling out“). Dans ce contexte, le Tribunal fédéral s’appuie sur la jurisprudence de l’OEB riche en la matière.

D’après la jurisprudence européenne, la réduction d’une liste à une seule caractéristique est admissible. De même, la suppression d’éléments de plusieurs listes n’est en principe pas interdite, si plusieurs alternatives sont encore revendiquées pour chacune d’elles. En revanche, la sélection d’un unique élément de chacune des listes n’est pas admise, dans la mesure où cela crée artificiellement une combinaison de caractéristiques précises. Dans ce cas, la modification limite la protection du brevet et apporte une contribution technique par rapport à l’objet initialement divulgué. La situation peut être différente si des références à cette nouvelle combinaison étaient déjà présentes dans la demande initiale (par exemple, si les caractéristiques  finalement sélectionnées avaient été désignées comme “préférées”).

In casu, Mundipharma ne parvient pas à démontrer pourquoi un homme du métier aurait pu déduire directement et sans ambiguïté de la demande initiale un lien entre les deux caractéristiques sélectionnées. Même si la liste des effets secondaires traitables ne contenait que trois alternatives, le Tribunal fédéral se rallie aux conclusions du TFB et considère que l’homme du métier ne pouvait pas directement et sans ambiguïté déduire un lien entre le rapport de poids spécifique de 2:1 et la réduction de la constipation induite par les opioïdes.

Au vu de ce qui précède, le recours est rejeté.

Note

En premier lieu, il convient de noter que le brevet en cause se base sur une demande divisionnaire faisant notamment référence à une demande de brevet international. Une action en nullité similaire avait été déposée concernant la partie suisse d’un brevet européen basé sur une demande divisionnaire parallèle. Celle-ci n’a toutefois pas fait l’objet de la procédure devant le Tribunal fédéral (TFB, 15.05.17, O2016_016 ; voir également TFB, 21.06.19, O2016_017 visant la même société).

Cet arrêt intervient ensuite dans le contexte du scandale visant le groupe pharmaceutique américain Purdue Pharma, dont Mundipharma Medical Company est une filiale. Le groupe familial commercialise en effet l’OxyContin, un antidouleur composé d’oxycodone, depuis de longues années. Or l’oxycodone appartient à la famille des opioïdes et peut provoquer une forte dépendance physique et psychologique engendrant de graves risques pour les consommateurs. Aux États-Unis en particulier, l’addiction aux analgésiques opioïdes est au cœur d’une crise de santé publique aux conséquences lourdes. Le groupe Purdue Pharma et ses propriétaires, la famille Sackler, s’efforcent actuellement de mettre fin aux innombrables procédures judiciaires les concernant. En 2019, le groupe a en outre choisi de se déclarer en faillite. La saga, mettant en lumière une relativement nouvelle appréhension de la commercialisation et de la prescription de tels médicaments, est ainsi loin d’être terminée (cf. Le Temps, L’OxyContin, l’antidouleur de Purdue Pharma par lequel la crise des opiacées est arrivée, 25.10.19)

Il est enfin intéressant de noter que la consommation de médicaments à base d’opioïdes en Suisse a fortement crû ces dernières années. Cela pourrait être dû meilleure prise en charge de la douleur, mais aussi à une prescription plus libérale d’opioïdes pour des indications non démontrées (voir notamment Ruchat/Suter/Rodondi/Berna, Consommation d’opioïdes entre 1985 et 2015 : chiffres suisses et mise en perspective internationale, in Rev Med Suisse 2018 ; volume 14. 1262-1266).

Proposition de citation : Marie-Hélène Peter-Spiess, L’action en nullité d’un brevet en lien avec une nouvelle combinaison de caractéristiques, in : www.lawinside.ch/929/