La méthode de calcul du dommage pour perte de soutien

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ATF 147 III 402TF, 18.05.2021, 4A_389/2020 et 4A_415/2020*  

En cas de décès, la méthode abstraite est la seule pertinente concernant le calcul d’un dommage pour perte de soutien. Si les revenus du patrimoine ne constituaient pas une prestation du soutien envers le soutenu, il y a lieu de les imputer comme avantage. Les rendements et revenus provenant d’une assurance-vie doivent être imputés sur le dommage.

Faits

Une cycliste décède dans accident de la route laissant derrière elle un veuf et deux enfants. 14 ans après l’accident, l’AVS et la fondation LPP à laquelle la défunte était affiliée ouvrent action auprès du Tribunal de commerce de Zurich contre l’assurance responsabilité civile du conducteur du camion fautif. Les demanderesses cherchent à obtenir un montant d’environ CHF 1 million correspondant à l’indemnisation des prestations fournies au veuf et aux enfants de la défunte, sur la base des droits qui leur sont subrogés.

Le Tribunal de commerce fait partiellement droit à la demande, en condamnant l’assurance RC à payer aux assurances subrogées un montant de respectivement CHF 183’801 et CHF 265’725. Tant les assurances subrogées (l’AVS et la fondation LPP) que l’assurance RC du conducteur du camion recourent contre cette décision au Tribunal fédéral, lequel est amené à examiner les conditions de l’indemnisation des prestations d’assurances et l’étendue de celles-ci.

Droit

1. La méthode de calcul du dommage pour perte de soutien

Les assurances subrogées reprochent à l’autorité inférieure d’avoir procédé à une capitalisation abstraite du dommage à compter du jour du décès. Le Tribunal fédéral observe qu’en effet, de jurisprudence constante, la capitalisation d’un dommage résultant d’une perte de soutien en cas de décès doit se faire de manière abstraite, au jour du décès (ATF 84 II 292). Cela étant dit, les assurances subrogées soutiennent que l’application de cette méthode au cas d’espèce ne tient pas compte de la réalité des montants effectivement versés par l’AVS au veuf et aux enfants entre le jour du décès de la personne de soutien et le procès devant les autorités zurichoises 14 ans plus tard. En effet, le Tribunal de commerce a alloué CHF 183’801 à l’AVS, alors que celle-ci a versé aux survivants un total de CHF 321’928. Les assurances subrogées estiment donc que le calcul abstrait les désavantage.

Le Tribunal fédéral souligne qu’il faudrait des raisons majeures pour qu’il procède à un changement d’une jurisprudence établie depuis 62 ans (ATF 84 II 292). Or, il n’est pas fait état en l’espèce de tels arguments pour trois raisons principales.

  • Premièrement, bien qu’en cas de décès une partie de la doctrine se positionne en faveur d’une application d’un calcul concret au jour du jugement, une autre partie importante se positionne en faveur de la méthode abstraite au jour du décès. En l’absence d’un consensus doctrinal et en considérant que la plupart des voix qui s’élèvent contre le calcul abstrait ne sont pas nouvelles, le Tribunal fédéral se refuse à changer de pratique.
  • Deuxièmement, le Tribunal fédéral désapprouve l’avis doctrinal selon lequel le calcul d’un dommage résultant d’une perte de soutien suite à un décès devrait se faire de la même manière qu’en cas d’invalidité. Selon le Tribunal fédéral, il existe une différence fondamentale entre le dommage résultant d’une invalidité (calculé de manière concrète entre le moment de l’accident et le jour du jugement, puis de manière abstraite à compter du jugement [calcul en deux temps]) et le dommage résultant d’une perte de soutien (calculé de manière abstraite). En effet, en cas d’invalidité, la personne accidentée survit et son degré d’invalidité varie de cas en cas. De l’avis du Tribunal fédéral, le calcul en deux temps permet d’évaluer selon les circonstances concrètes les besoins effectifs résultant de la modification du mode de vie de l’invalide, à plus forte raison lorsqu’il s’écoule de nombreuses années entre l’accident et le jugement. À l’inverse, le Tribunal fédéral estime qu’en cas de décès, en dehors du fait que les survivants perdent un soutien, leur mode de vie, leur santé et les autres circonstances entourant leur quotidien restent inchangés ce qui permet un calcul abstrait de la perte de soutien. De plus, un calcul concret au jour du jugement serait probablement en faveur des personnes soutenues car, entre le moment de l’accident et celui du jugement, elles pourraient créer des circonstances avantageuses qui seraient prises en compte – ce d’autant plus que le moment du jugement dépend parfois de la stratégie procédurale adoptée par les parties.
  • Troisièmement, ni l’efficacité du logiciel Leonardo en matière de calcul d’indemnité, ni la pratique établie des assurances sociales de procéder à un calcul concret pour déterminer le montant de l’indemnité en cas de perte de soutien, ne sauraient motiver un changement de jurisprudence.

Par conséquent, le Tribunal fédéral maintient sa pratique concernant le calcul abstrait.

2. L’imputation des revenus des biens matrimoniaux et successoraux

En application d’une jurisprudence bien établie, l’instance inférieure a diminué le dommage réparable du revenu des biens matrimoniaux et successoraux. En effet, sans le décès de la personne de soutien, ces avantages ne seraient pas entrés dans la masse des avoirs des personnes soutenues. Le rendement obtenu par le placement de ces sommes doit donc être soustrait du montant du dommage que l’assurance RC doit réparer (pour autant qu’il y ait un lien causal entre l’évènement provoquant le dommage et l’avantage, ATF 136 III 113, consid. 3.1.1)

Les assurances subrogées sollicitent un changement de jurisprudence. S’autorisant d’avis doctrinaux, elles expliquent que les revenus du patrimoine ne sont à imputer que dans l’hypothèse où ils auraient été utilisés pour couvrir l’entretien de la famille. En revanche, si ces revenus avaient été épargnés, ils seraient nécessairement entrés un jour dans les avoirs de la personne soutenue, intérêts compris. Selon ce raisonnement, le décès de la personne n’influence donc en rien la destination des revenus et ne crée pas d’avantages pour les personnes soutenues.

De son côté, l’assurance RC estime que les revenus générés durant le mariage par la fortune préexistante du veuf doivent aussi être pris en compte comme étant des avantages à imputer sur le dommage de perte de soutien. De son avis, la grande fortune du mari et les revenus qu’elle produisait avaient forcément dû être employés à l’entretien de la famille si bien que le dommage subi par le mari devrait être diminué en conséquence

Le Tribunal fédéral commence par rappeler que le dommage pour perte de soutien est réfléchi et doit être indemnisé. Le niveau de vie de la personne soutenue doit certes être maintenu mais dans la mesure et la proportion garanties auparavant par le soutien. Partant, l’élément déterminant n’est pas le niveau de vie de la personne soutenue, mais plutôt l’importance des prestations (devenues défaillantes) de la personne de soutien décédée.  Le Tribunal fédéral déduit de ce principe deux conséquences :

  • Le fait que la personne soutenue ne soit pas dépendante desdites prestations pour maintenir son niveau de vie antérieur – car elle était capable de maintenir un tel niveau de vie grâce au revenu de son patrimoine (qu’elle n’avait pas utilisé avec le décès) – ne joue aucun rôle.
  • Si les revenus du patrimoine ne constituaient pas une prestation du soutien envers le soutenu, il y a lieu de les imputer comme avantage, de la même façon que la part d’épargne du salaire de la défunte a été soustraite du calcul du dommage pour perte de soutien. Autrement, cela reviendrait à admettre que les personnes soutenues puissent, en sus du maintien de leur niveau de vie antérieur, constituer une épargne, ce qui contrevient au principe du dommage pour perte de soutien de l’art. 45 al. 3 CO. De manière générale, si l’accumulation prématurée d’actifs suite au décès du soutien permet aux personnes soutenues d’obtenir un rendement, il s’agit d’un avantage imputable qui doit dès lors être soustrait du calcul du dommage.

Le Tribunal rejette donc tant les arguments des assurances subrogées que de l’assurance RC. Les revenus des biens entrés dans les avoirs des personnes soutenues à la suite du décès du soutien doivent en l’espèce être imputés. Les revenus des biens appartenant aux personnes soutenues avant le décès du soutien ne doivent pas être imputés.

3. L’imputation des revenus d’assurance de somme

De jurisprudence constante et en application de l’art. 96 LCA, les montants obtenus grâce à une assurance-vie ne doivent pas être imputés sur le dommage au sens de l’art. 45 al. 3 CO. Cependant, le Tribunal fédéral ne s’est jamais penché sur le sort des rendements et intérêts découlant de l’obtention de cette somme. Faut-il les imputer ou bénéficient-ils aussi du privilège de l’art. 96 LCA ?

L’instance précédente a imputé les rendements de l’assurance-vie, ce que critiquent les assurances subrogées. Le Tribunal fédéral, après analyse de la doctrine, décide de rejoindre l’avis de Brehm qui argumente en faveur de l’imputation des revenus des assurances-vie. Selon cet auteur, l’art. 96 LCA est à interpréter de façon restrictive : le privilège de non-imputation des assurances de somme ne doit s’appliquer qu’au montant de l’assurance et non aux intérêts qui en découlent. Ces revenus une fois acquis devraient être utilisés pour l’entretien des personnes soutenues, justifiant une réduction du dommage au sens de l’art. 45 al. 3 CO.

Le Tribunal fédéral justifie sa position en comparant les revenus des assurances vie aux revenus de l’héritage obtenus suite au décès du soutien Les deux découlent du même élément déclencheur et sont intrinsèquement liés au départ du soutien. Il serait incohérent selon le Tribunal fédéral que les revenus d’un héritage soient traités différemment des revenus d’une assurance-vie.

Partant, le Tribunal fédéral rejette également le recours sur ce point.

Confirmant l’emploi par l’instance inférieure d’un taux de capitalisation de 3.5 % sur les capitaux obtenus par les personnes soutenues, le Tribunal fédéral rejette les recours des assurances subrogées et de l’assurance RC dans leur entièreté.

Proposition de citation : Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui, La méthode de calcul du dommage pour perte de soutien, in : https://www.lawinside.ch/1080/