La rétrogradation de l’autorisation d’établissement du requérant délinquant

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ATF 148 II 1 | TF, 19.10.2021, 2C_667/2020*

La révocation de l’autorisation d’établissement (permis C) couplée à la délivrance d’un simple permis de séjour (permis B) (« rétrogradation ») constitue une seule et même décision susceptible de recours auprès du Tribunal fédéral. Cette rétrogradation suppose un défaut d’intégration actuel et particulièrement sérieux lorsque l’autorisation en cause a été délivrée avant 2016. Ainsi, des condamnations pénales pour délits mineurs – même nombreuses – ne suffisent pas. 

Faits

Un ressortissant kosovar arrivé en Suisse en 1992 et au bénéfice d’une autorisation d’établissement commet plusieurs infractions (à la LCR et la LStup notamment) entre 1992 et 2018. L’Office des migrations du canton d’Argovie voit dans la délinquance du requérant un défaut de volonté d’intégration. Par conséquent, il décide de remplacer son autorisation par un permis de séjour (rétrogradation) valide pour une durée d’une année, étant précisé qu’en cas de récidive, l’intéressé pourrait se voir expulsé de Suisse.

Suite au rejet de ses recours successifs, le requérant forme un recours en matière de droit public auprès du Tribunal fédéral. Celui-ci est amené à déterminer si la rétrogradation de l’autorisation d’établissement est conforme au droit fédéral, notamment si elle respecte les principes ne bis in idem et de proportionnalité.

Droit

Le Tribunal fédéral rappelle qu’en vertu de l’art. 63 al. 2 LEI, une autorisation d’établissement peut être révoquée et remplacée par une autorisation de séjour lorsque l’étranger·ère ne remplit pas ou plus les critères d’intégration posés par l’art. 58a LEI. Il explique que la rétrogradation constitue une procédure à part entière, distincte de la révocation avec renvoi, visant à ce que la personne concernée modifie son comportement pour mieux s’intégrer. Elle est applicable en cas de défaut d’intégration avéré et ne peut faire office de mesure plus légère (« mildere Massnahme ») lorsque les conditions de la révocation de l’autorisation d’établissement avec renvoi ne sont pas remplies.

Selon le recourant, la rétrogradation de son autorisation d’établissement serait contraire à l’art. 63 al. 3 LEI, qui prévoit qu’une telle autorisation ne peut pas être révoquée en raison d’infractions commises par l’étranger·ère lorsque celles-ci ont déjà été jugées sur le plan pénal et que le tribunal pénal a renoncé à prononcer le renvoi. Le Tribunal fédéral estime, à l’instar de l’instance précédente, que l’art. 63 al. 3 LEI (interdiction du dualisme) est inapplicable en cas de rétrogradation, car celle-ci ne mène pas directement au renvoi de l’étranger·ère. La rétrogradation ne contredit ainsi pas l’analyse menée par le tribunal pénal même si ce dernier a choisi de ne pas prononcer le renvoi.  Au demeurant, l’art. 63 al. 3 LEI n’est applicable que lorsque le délit pertinent a été commis après le 1er octobre 2016 (ATF 146 II 321, consid. 5.1 ss). En effet, l’expulsion pénale n’entre pas en ligne de compte en lien avec les délits antérieurs à cette date. Or, en l’espèce, le délit le plus grave commis par le recourant l’a été en 2013. Dans ces circonstances, la rétrogradation ne viole pas l’art. 63 al. 3 LEI.

Le Tribunal fédéral rappelle que l’autorisation d’établissement est en principe inconditionnelle et illimitée dans le temps. Ainsi, étant donné qu’avant le 1er janvier 2019, il n’était pas nécessaire de remplir des conditions d’intégration au sens de l’art. 58a LEI afin d’obtenir une autorisation d’établissement, appliquer cette exigence aux autorisations délivrées sous l’empire de l’ancien droit reviendrait à leur ajouter une condition rétroactive, ce qui entrainerait un effet rétroactif illicite. Le Tribunal fédéral explique que des défauts d’intégration ne peuvent fonder la révocation d’une autorisation d’établissement que s’ils sont actuels, soit qu’ils se réfèrent à un comportement postérieur au 1er janvier 2019 – bien que des éléments de fait antérieurs à cette date puissent également être pris en compte.

En l’espèce, malgré les nombreuses condamnations pénales du requérant entre 2005 et 2018, il n’existe pas de défaut d’intégration suffisamment sérieux pour justifier la rétrogradation. En effet, il s’agit pour la plupart de délits de moindre importance et commis avant la révision du 1er janvier 2019.

Selon le Tribunal fédéral, la décision est de toute manière disproportionnée, dans la mesure où le requérant se trouve en Suisse depuis 28 ans, où il vit dorénavant avec sa famille, notamment ses enfants, qui sont de nationalité suisse. Le Tribunal fédéral précise que l’intéressé est intégré à la vie économique, n’a jamais bénéficié de l’aide sociale et a réglé les dettes qu’il avait. Le requérant n’a plus rien eu à se reprocher depuis 2018 et son délit le plus grave, qui remonte à l’année 2013, n’a vraisemblablement pas entraîné le prononcé d’une sanction de droit des étrangers dans un délai convenable. Par conséquent, la rétrogradation viole le principe de proportionnalité. D’après le Tribunal fédéral, un avertissement au sens de l’art. 96 al. 2 LEI (mesure qui existait aussi sous l’empire de l’ancien droit) suffirait à atteindre l’objectif d’intégration visé en l’espèce – pour autant que le requérant n’ait pas déjà adapté son comportement au nouveau droit.

Partant, le Tribunal fédéral admet le recours.

Note

Sur le plan procédural, le Tribunal fédéral indique que bien qu’elle implique d’une part la révocation de l’autorisation d’établissement et, d’autre part, la distribution d’une autorisation de séjour, la rétrogradation constitue une procédure unique.

En effet, si l’on comprenait la procédure de révocation comme deux actes juridiques distincts, alors la décision d’accorder ou non l’autorisation – de même que l’éventuel refus d’approbation – ne pourraient être contestés devant le Tribunal fédéral qu’en présence d’une prétention juridique à la délivrance de l’autorisation (art. 83 lit. c ch. 2 LTF). Or, cela n’est pas le cas pour le refus d’approbation de l’autorisation de séjour, de sorte qu’une personne pourrait se retrouver sans aucune autorisation suite à la révocation définitive de son autorisation d’établissement. Par conséquent, il convient de considérer la rétrogradation – y compris en ce qui concerne l’approbation par la Confédération – comme une seule et même décision cantonale, attaquable jusqu’au Tribunal fédéral. Le cas échéant, le SEM peut intervenir dans cette procédure comme autorité fédérale disposant de la qualité pour recourir.

Proposition de citation : Marion Chautard, La rétrogradation de l’autorisation d’établissement du requérant délinquant, in : https://www.lawinside.ch/1124/