La publication automatique d’une sanction respecte-t-elle la Constitution ?

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ATF 148 I 226 | TF, 07.08.2022, 2D_8/2021*

La publication automatique d’une sanction en matière de marchés publics dans le journal officiel cantonal viole l’art. 13 al. 2 Cst.

Faits

Le Conseil d’État du Tessin exclut une société tessinoise de l’attribution des marchés publics. En effet, la société aurait effectué de la sous-traitance en chaîne alors que cela était strictement interdit. Le Conseil d’État décide que sa décision d’exclusion sera publiée sur le site Internet de l’autorité cantonale compétente pour la durée de l’exclusion ainsi que dans la Feuille officielle cantonale.

La société conteste devant le Tribunale amministrativo tessinois en particulier la publication de la sanction, sans succès.

Saisi du litige, le Tribunal fédéral doit examiner si la publication de la sanction respecte le droit à l’autodétermination informationnelle garanti par l’art. 13 al. 2 Cst.

Droit

L’art. 13 al. 2 Cst. prévoit que “toute personne a le droit d’être protégée contre l’emploi abusif des données qui la concernent”.

Malgré ce texte restreint, la jurisprudence reconnait que le droit à l’autodétermination informationnelle protège contre la divulgation et la diffusion de données personnelles. Pour les personnes morales, ce droit garantit la protection de leur entreprise, de leurs communications et de leurs données ainsi que de leur réputation. Par ailleurs, les informations relatives à une sanction administrative constituent des données sensibles, dignes d’une protection particulière. Comme chaque droit fondamental, le droit à l’autodétermination informationnelle peut être restreint aux conditions de l’art. 36 Cst.

Le Tribunal fédéral examine ainsi si la publication de l’exclusion des marchés publics est prévue par une base légale, vise un intérêt public et est proportionnée.

L’art. 45 al. 4 de la legge sulle commesse pubbliche (LCPubb/TI) prévoit que les décisions d’exclusion sont rendues publiques par le biais du Journal officiel. Selon le message relatif à cette disposition, la publication de la décision vise à « décourager ceux qui entendent violer ou contourner abusivement les règles de droit » afin de dissuader le dumping salarial, notamment dans le secteur de la construction, en raison de la sous-traitance en chaîne. La publication repose ainsi sur une base légale formelle et répond à un intérêt public légitime.

Concernant la proportionnalité, le Tribunal fédéral retient que l’art. 45 al. 4 LCPubb/TI est problématique. En effet, cette norme ne laisse aucune marge d’appréciation à l’autorité compétente en raison de l’automatisme de la publication des décisions. Elle est encore plus problématique puisque la publication a lieu dans le Journal officiel, lequel reste disponible dans les archives et peut être consulté par tout un chacun sans limite temporelle. Le risque d’atteinte à la réputation est ainsi particulièrement élevé.

Partant, l’atteinte aux intérêts de la société tessinoise est manifestement excessive par rapport à l’intérêt poursuivi par la publication de la sanction. La publication automatique de la sanction est ainsi disproportionnée.

Le Tribunal fédéral admet donc le recours.

Note

Cet arrêt appelle trois remarques.

  1. La modification législative tessinoise respecte-t-elle la Constitution ?

Bien qu’il s’agisse d’un recours concret, et non abstrait, le Tribunal fédéral souligne que, de manière générale, l’art. 45 al. 4 LCPubb/TI ne peut pas être appliqué conformément à l’art. 13 al. 2 Cst. Cela étant, le législateur tessinois a adopté un nouvel art. 45a al. 4 LCPubb/TI. Cette disposition prévoit que les décisions d’exclusion doivent être rendues publiques au moyen du Journal officiel ou par d’autres moyens destinés au même but. Le Tribunal fédéral y voit une marge d’appréciation appropriée en ce qui concernant le canal de publicité. Cette marge d’appréciation doit ainsi être dûment exercée par l’autorité compétente.

A notre avis, l’interprétation rapide de cette nouvelle disposition n’est pas forcément convaincante. En effet, bien qu’elle octroie une marge d’appréciation à l’autorité compétente, la loi continue de prévoir un automatisme dans la publication de la décision. Or, comme le Tribunal fédéral l’a déjà reconnu dans l’ATF 143 I 352 (résumé in LawInside.ch/480/), la publication d’une sanction doit être considérée comme une sanction en soi. Il nous semble ainsi problématique que l’autorité ne dispose pas de marge de manœuvre afin de décider s’il doit y avoir une publication, mais qu’elle en dispose uniquement pour le canal de publication.

  1. Une brève comparaison des législations en matière de publication de sanction

Le Tribunal fédéral profite de cet arrêt pour procéder à quelques comparaisons en matière de publication de sanctions :

  • En droit bancaire et financier, la publication constitue une sanction supplémentaire qui n’est applicable qu’en cas de violation grave du droit de la surveillance (Art. 34 LFINMA, cf. ATF 147 I 57 résumé in LawInside.ch/888/).
  • En droit de la profession d’avocat, l’art. 10 LLCA prévoit un droit de consultation du registre des avocats, mais en différencie les conditions et l’étendue selon l’objet (cf. l’arrêt GE.2017.0188, résumé in LawInside.ch/876/, concernant la publication d’un blâme à l’encontre d’un avocat).
  • Enfin, s’agissant des mesures disciplinaires prononcées à l’encontre d’une personne exerçant une profession médicale universitaire, celles-ci sont inscrites au registre des professions médicales, lequel n’est pas public (cf. ATF 143 I 352, résumé in LawInside.ch/480/, concernant la publication d’un blâme à l’encontre d’un psychiatre).
  1. Un rappel bienvenu concernant la protection des données des personnes morales

À notre avis, cet arrêt constitue également un rappel bienvenu que les personnes morales bénéficient d’une protection de leurs données, relativement étendue, grâce à l’art. 13 al. 2 Cst. En effet, les personnes morales ne seront bientôt plus directement protégées par la protection des données en raison de leur exclusion de la nouvelle loi sur la protection des données, qui devrait entrer en vigueur le 1er septembre 2023. Les personnes morales devront ainsi, comme dans le cas d’espèce, invoquer directement l’art. 13 al. 2 Cst. pour contester le traitement de leurs données personnelles (et l’art. 28 CC [protection de la personnalité] contre le traitement effectué par les particuliers). Cela étant, certains cantons, à l’instar de Genève, prévoient de continuer d’appliquer leur législation cantonale en matière de protection des données aux données des personnes morales.

Proposition de citation : Célian Hirsch, La publication automatique d’une sanction respecte-t-elle la Constitution  ?, in : https://www.lawinside.ch/1218/