Les chauffeurs Uber sont-ils des employés ?

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TF, 30.05.2022, 2C_34/2021

Il n’est pas arbitraire de retenir l’existence d’un contrat de travail entre les chauffeurs Uber opérant à Genève et leur cocontractant Uber B.V.. Ainsi, cette société doit être qualifiée d’”exploitant d’entreprise de transport” au sens de l’art. 4 let. c LTVTC/GE et respecter les obligations y afférentes, notamment en matière de protection sociale et de conditions de travail des chauffeurs.

Faits

Suite à l’entrée en vigueur de la loi genevoise sur les taxis et les voitures de transport avec chauffeur (LTVTC/GE) en juillet 2017, la société Uber Switzerland Gmbh avec siège à Zurich (“Uber CH”) dépose une annonce de l’activité de diffuseur de courses auprès du Service de police du commerce et de lutte contre le travail au noir du canton de Genève (“Service cantonal”). Ce dernier délivre à Uber CH une attestation d’annonce.

En mars 2019, un chauffeur VTC ayant travaillé avec l’application Uber Driver interpelle le Service cantonal sur la légalité de la suspension de son compte sans préavis par Uber. Le Service cantonal transmet le cas à la Direction de l’Office cantonal du travail, qui entend plusieurs chauffeurs dans ses locaux.

Le 28 juin 2019, le Service cantonal informe Uber CH de son intention de requalifier le statut de l’entreprise. Selon les investigations menées, l’entreprise serait liée aux chauffeurs par un contrat de travail. Elle devrait dès lors être qualifiée d’exploitant d’entreprise de transport (art. 4 let. c LTVTC/GE), avec pour conséquence de devoir respecter certaines obligations à l’égard des chauffeurs en matière de protection sociale et de conditions de travail.

Uber CH conteste cette qualification. L’entreprise estime avoir un statut de diffuseur de courses (art. 4 let. d LTVTC/GE) et ne pas être liée par des rapports de travail avec les chauffeurs.

En septembre 2019, le Service cantonal apprend que les contrats avec les chauffeurs ne sont pas conclus par Uber CH, mais par Uber B.V., ayant son siège à Amsterdam. Par conséquent, il élargit la procédure à cette entreprise.

Par décision du 29 octobre 2019 adressée à Uber B.V. et Uber CH, le Service cantonal constate qu’Uber B.V. est un exploitant d’entreprise de transport au sens de l’art. 4 let. c LTVTC/GE, lui ordonne de respecter ses obligations afférentes et lui interdit – ainsi qu’à Uber CH en tant que de besoin – de poursuivre son activité jusqu’au rétablissement d’une situation conforme au droit.

Uber CH et Uber B.V. forment un recours contre cette décision auprès de la Cour de justice du canton de Genève, qui le rejette (ATA/1151/2020). Les deux entreprises recourent contre cet arrêt auprès du Tribunal fédéral.

Celui-ci est amené à trancher la question de savoir s’il existe des rapports de travail entre Uber B.V. et ses chauffeurs. Dans l’affirmative, Uber B.V. est un exploitant d’entreprise de transport au sens de l’art. 4 let. c LTVTC/GE, de sorte que le Service cantonal est en droit de lui interdire de poursuivre son activité.

Droit

Après avoir rejeté les griefs formels et ceux liés à l’établissement arbitraire des faits d’Uber CH et Uber B.V., le Tribunal fédéral se penche sur l’application arbitraire du droit cantonal – à savoir la LTVTC/GE – par la Cour de justice genevoise.

Le point litigieux réside dans le statut d’Uber B.V. en vertu de la LTVTC/GE. En effet, les deux entreprises Uber contestent la qualification d’”exploitant d’entreprise de transport” d’Uber B.V. par la Cour de justice et affirment être des “diffuseurs de course”.

En vertu de l’art. 4 LTVTC/GE, l’exploitant d’entreprise de transport est soumis à l’existence d’un contrat de travail au sens de l’art. 319 CO ou de l’art. 10 LPGA. En revanche, pour le diffuseur de courses, il n’est pas précisé si le transporteur est indépendant ou employé d’une entreprise de transport.

Le fait qu’Uber CH se soit annoncée comme “diffuseur de courses” auprès du Service cantonal ne préjuge donc pas encore le statut d’”entreprise de transport” – et donc d’employeur – d’Uber B.V.

Le Tribunal fédéral examine dès lors s’il existe une relation de travail (art. 319 CO) entre Uber B.V. et les chauffeurs, permettant de retenir le statut d’entreprise de transport (art. 4 let. c LTVTC/GE).

En l’espèce, sur la base des faits établis par la Cour de justice, le Tribunal fédéral relève de nombreux éléments caractéristiques d’un rapport de subordination, plaçant les chauffeurs dans la dépendance d’Uber B.V., notamment :

  • Une prestation de travail rémunérée qui s’inscrit dans la durée contre un prix fixé unilatéralement par Uber B.V. En effet, l’entreprise dicte les conditions tarifaires et facture les prestations aux clients.
  • Des consignes d’Uber B.V. sur l’exécution de la prestation (notamment sur la tenue du véhicule ainsi que sur l’itinéraire et le comportement à suivre par les chauffeurs). Contrairement à ce que soutiennent les deux entreprises Uber, les instructions ne se limitent pas à répéter les obligations prévues par la LTVTC/GE. Elles sont beaucoup plus précises (p.ex. véhicule pas plus vieux de 10 ans, consignes sur les tenues vestimentaires), de sorte qu’elles indiquent un rapport de subordination.
  • Un contrôle par Uber B.V. de l’activité des chauffeurs par la géolocalisation et par un système de notation permettant à l’entreprise de désactiver le compte du chauffeur s’il refuse des courses de manière répétée ou s’il fait l’objet d’une plainte. En outre, le compte peut être désactivé à l’entière discrétion d’Uber B.V., sans que les chauffeurs n’aient la possibilité de connaître l’auteur d’une note ou d’une plainte.
  • Par ailleurs, le fait que les chauffeurs ne soient pas personnellement sélectionnés par l’entreprise, qu’ils n’aient pas d’horaire ni de lieu de travail ou qu’ils soient libres d’exercer une activité parallèle n’exclut pas un contrat de travail. En outre, Uber ne saurait transférer le risque économique aux chauffeurs dans le contrat en cas de non-paiement par les clients et ainsi conclure à l’absence d’un contrat de travail pour se soustraire de son obligation de paiement de salaire. En effet, dès lors qu’il existe un lien de subordination, une telle clause contractuelle n’est pas déterminante.
  • Quant à l’élément de durée, il ne fait pas défaut du simple fait que les chauffeurs sont libres de se connecter et se déconnecter de l’application quand ils le souhaitent. En effet, il convient de nuancer cette liberté, car les chauffeurs sont incités par SMS à se connecter et peuvent être sanctionnés à la suite d’annulation de courses. Ainsi, le modèle de travail auxquels s’engagent les chauffeurs Uber s’apparente au travail sur appel improprement dit.

Partant, la conclusion de la Cour de justice genevoise retenant l’existence d’un contrat de travail (et ainsi le statut d’entreprise de transport d’Uber B.V. au sens de l’art. 4 let. c LTVTC/GE) entre Uber B.V. et les chauffeurs n’est pas arbitraire. Le Service cantonal genevois est donc en droit d’interdire à Uber B.V. et en tant que de besoin à Uber CH, de poursuivre leur activité à Genève jusqu’au rétablissement d’une situation conforme au droit.

Note

Dans son arrêt, le Tribunal fédéral note que la qualification des rapports entre les chauffeurs Uber et leur cocontractant a été longuement débattue en Suisse. En effet, la doctrine était partagée sur ce point, certains se prononçant en faveur de l’existence d’un contrat de travail (cf. Wyler/Heinzer, Droit du travail, 4e éd. 2019, p. 32 ss ; Luca Cirigliano, Numérisation et droit du travail, PJA 2018 p. 438 ss ; Kurt Pärli, Neue Formen der Arbeitsorganisation, Internet-Plafformen als Arbeitgeber, DTA 2016, p. 243 ss), d’autres allant jusqu’à la nier (Thomas Rihm, Vermittlungsplattformen sind keine Arbeitgeber, Jusletter du 1er avril 2019 ; Sonia De la Fuente/Philipp Fischer, Les plateformes numériques à l’épreuve du droit du travail, Jusletter du 10 décembre 2018). Plusieurs décisions judiciaires ont été rendues au niveau national et cantonal en lien avec Uber, notamment en droit du travail (arrêt HC/2020/535 du Tribunal cantonal vaudois) et en droit des assurances sociales (cf. ATF 147 V 174), sans pour autant que le Tribunal fédéral ne se soit définitivement prononcé sur le statut des chauffeurs Uber.

Notre Haute Cour observe qu’à l’étranger, cette question a également été discutée. Au Royaume-Uni, la Supreme Court a, dans une décision du 19 février 2021, confirmé, notamment eu égard au lien de subordination caractérisant la relation, que les chauffeurs Uber devaient être qualifiés de travailleurs (un statut intermédiaire entre employé et indépendant) (cf. Uber BV and others v Aslam and others). En France, la Chambre sociale de la Cour de cassation a retenu une relation de travail entre Uber et ses chauffeurs (cf. Cour de Cassation, Chambre Sociale, arrêt no 374 du 4 mars 2020 [pourvoi no 19-13.316], Uber France, société par actions simplifiée unipersonnelle et autre (s) v. M. A.X.).

Quant à la Cour de justice de l’UE, elle a considéré que le service proposé par Uber ne se résumait pas à la mise en relation, au moyen d’une application pour téléphone intelligent, d’un chauffeur non professionnel utilisant son propre véhicule et une personne qui souhaitait effectuer un déplacement urbain. En effet, Uber exerçait “une influence décisive sur les conditions de la prestation des chauffeurs” (cf. CJUE, arrêt C-434/15 du 20 décembre 2017, Asociación Profesional Elite Taxi contre Uber Systems Spain SL ; arrêt C- 320/16 du 10 avril 2018, Uber France SAS).

Le Tribunal fédéral s’est désormais rallié à cette conception : les chauffeurs Uber sont des employés.

L’arrêt du Tribunal fédéral concernant les livreurs Uber Eats rendu le même jour fait l’objet d’un résumé séparé (cf. TF, 30.05.2022, 2C_575/2020* résumé in LawInside.ch/1208/).

Proposition de citation : Ariane Legler, Les chauffeurs Uber sont-ils des employés  ?, in : https://www.lawinside.ch/1219/