La restriction de l’accès au dossier pénal à l’encontre d’une partie plaignante quasi-étatique

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TF, 06.09.2022, 1B_601/2021

L’accès au dossier d’une partie plaignante étrangère et quasi-étatique peut être restreint s’il existe un risque que celle-ci transmette – en contournement des règles de l’entraide judiciaire – des pièces du dossier pénal suisse à l’État en question, et que ce dernier les utilise directement en tant que moyens de preuve pour sa procédure pénale nationale. Cela vaut même en l’absence de procédure pénale dans l’État en question et en l’absence d’une demande d’entraide pendante de cet État.

Faits

Suite à une plainte pénale déposée par une compagnie pétrolière appartenant à l’État vénézuélien, le Ministère public genevois (MP/GE) instruit une enquête contre trois employés ou prestataires de services pour un groupe, pour complicité de corruption d’agents publics étrangers (art. 322septies CP), blanchiment d’argent (art. 305bis CP) et soustraction de données (art. 143 CP).

Le MP/GE confirme la qualité de partie plaignante de la compagnie pétrolière et lui octroie le droit de consulter le dossier sans restriction.

Après plusieurs recours rejetés ou jugés irrecevables par le Tribunal fédéral, les trois individus – entretemps prévenus – demandent que des mesures de protection et de restriction à l’encontre de la société plaignante et de son conseil soient mises en oeuvre, en particulier l’obligation pour la partie plaignante de garder le silence (art. 73 CPP) et la restriction de son droit d’accès au dossier (art. 102 et 108 CPP).

Le même jour, le conseil de la société pétrolière plaignante demande une copie du dossier, ce que le MP/GE lui accorde. La Cour de justice du canton de Genève joint les trois recours formés par les trois individus contre cette décision et les rejette.

Saisi de recours des trois individus contre cet arrêt, le Tribunal fédéral est amené à se déterminer sur la problématique de l’accès au dossier par la partie plaignante dans la procédure pénale suisse, lorsque celle-ci est une entité (quasi-)étatique.

Droit

L’arrêt entrepris confirme le refus du MP/GE de restreindre l’accès au dossier d’instruction pénale de la société plaignante, et d’ordonner des mesures de protection. Il s’agit d’une décision incidente, susceptible de recours à la condition de l’existence d’un préjudice irréparable (art. 93 al. 1 let. a LTF).

En l’espèce, le Tribunal fédéral constate que la compagnie pétrolière plaignante est entièrement détenue par l’État vénézuélien. Au vu des liens existant entre cette société et les autorités vénézuéliennes, il n’est pas exclu que l’État vénézuélien, indépendamment de toute procédure d’entraide, puisse avoir connaissance du dossier par le biais du droit d’accès au dossier de la société étatique.

Étant donné que le Venezuela n’est pas partie à la procédure pénale suisse et qu’aucune procédure d’entraide n’est pendante, ce risque ne peut pas être supprimé ou réduit par des engagements des autorités vénézuéliennes. Il existe donc un préjudice irréparable qu’aucune décision ultérieure ne peut réparer, de sorte que le recours est recevable.

Sur le fond et dans un premier temps, le Tribunal fédéral rappelle que le droit d’être entendu de la partie plaignante peut être restreint lorsqu’il y a de bonnes raisons de soupçonner que cette partie abuse de ses droits (art. 108 al. 1 let. a CPP) ou lorsque cela est nécessaire pour assurer la sécurité de personnes ou pour protéger des intérêts publics ou privés au maintien du secret (art. 108 al. 1 let. b CPP).

En l’espèce, le Tribunal fédéral estime qu’il n’existe pas de danger concret d’abus ou d’atteinte aux intérêts privés des trois prévenus, justifiant une restriction au droit d’accès à la partie plaignante.

En effet, même si les prévenus allèguent un risque d’enlèvement en cas d’usage malveillant des informations figurant au dossier, aucun des trois ne vit au Venezuela et aucun ne fait valoir de préjudice subi de la part des autorités de cet État. Ainsi, l’accès au dossier par la société plaignante et l’éventuel risque que certains éléments puissent être divulgués dans une procédure étrangère ne constitue pas un danger concret. Par ailleurs, le seul maintien du secret bancaire ou d’affaires n’est pas un motif suffisant pour justifier une restriction d’accès au dossier à la partie plaignante. Pour ces mêmes raisons, une injonction au silence à l’égard de la société plaignante ne se justifie pas (art. 73 CPP).

Dans un deuxième temps, le Tribunal fédéral se penche sur la restriction du droit d’accès au dossier de la partie plaignante en raison de sa nature quasi-étatique.

Dans le cas d’espèce, il n’est pas établi qu’une procédure pénale soit ouverte au Venezuela contre l’un des prévenus dans la procédure suisse. Toutefois, le Tribunal fédéral n’écarte pas une telle possibilité, au vu des intérêts financiers du Venezuela dans la compagnie pétrolière étatique et de l’instabilité politique au Venezuela.

Ainsi, dans cette configuration très spécifique, l’accès au dossier pénal suisse par la compagnie pétrolière – partie plaignante détenue à 100 % par l’État du Venezuela – pourrait engendrer un contournement des règles en matière d’entraide pénale. En effet, l’État du Venezuela pourrait obtenir des pièces du dossier pénal suisse utilisables directement en tant que moyens de preuve, cela indépendamment de toute procédure pénale dans son pays et de requête d’entraide judiciaire.

Par conséquent, la compagnie pétrolière plaignante n’est pas en droit d’obtenir l’accès intégral au dossier pénal suisse.

Dans un dernier temps, le Tribunal fédéral prescrit les modalités praticables du droit d’accès au dossier, soit :

  • La transmission de l’intégralité du dossier pénal aux avocats de la partie plaignante, y compris sous une forme électronique, lesquels peuvent le consulter sans restriction, ainsi qu’informer la société plaignante quant à son contenu ;
  • La consultation du dossier par la partie plaignante uniquement en présence de ses avocats, avec interdiction pour celle-ci de prélever des copies ou des extraits du dossier, de quelque manière que ce soit ;
  • Dans le cadre des consultations telles qu’autorisées ci-dessus, interdiction est faite aux avocats de la société intimée, sous peine notamment de l’amende au sens de l’art. 292 CP, de transmettre à celle-ci ou à un tiers quelconque une copie des pièces de ce dossier sous quelque forme que ce soit.

Quant à la durée de la restriction, elle devra s’apprécier en fonction de l’évolution de la situation, notamment d’une éventuelle demande d’entraide du Venezuela, d’un changement sur le plan politique dans ce pays et/ou du stade de la procédure pénale suisse ou vénézuélienne.

Note

Cet arrêt porte sur la problématique de l’accès au dossier de la partie plaignante dans la procédure pénale suisse, lorsque celle-ci est un (quasi-)État. Il s’agit en effet d’éviter que le (quasi-)État utilise des moyens de preuve récoltés dans la procédure suisse pour les besoins d’une procédure ouverte dans son État, en contournement des règles de l’entraide internationale.

Lorsqu’un quasi-État (et non un État) revêt la qualité de partie plaignante dans la procédure pénale suisse, il ne peut pas s’engager – au moyen de garanties diplomatiques – à ne pas utiliser ces moyens de preuves dans la procédure pénale étrangère, dès lors qu’il n’est pas lié par le principe de la confiance régissant les relations internationales (cf. Maria Ludwiczak Glassey, L’accès au dossier pénal suisse par la partie plaignante quasi État-étranger, Jusletter du 15 juin 2020, N. 23).

Une solution proposée par la doctrine consiste à ce que l’État étranger fournisse la garantie selon laquelle il ne va pas tenter d’obtenir, de quelque manière que ce soit, les pièces en mains de la partie plaignante quasi-État issues de la procédure pénale suisse, et s’il les obtient malgré tout, à ne pas les utiliser pour les besoins d’une procédure pénale, civile ou administrative (cf. Maria Ludwiczak Glassey, op.cit., N. 24).

En l’espèce, le Tribunal fédéral n’a toutefois pas envisagé cette solution, possiblement au vu de l’instabilité politique actuelle au Venezuela, mettant ainsi en doute l’aptitude de cet État à fournir des garanties internationales.

Proposition de citation : Ariane Legler, La restriction de l’accès au dossier pénal à l’encontre d’une partie plaignante quasi-étatique, in : https://www.lawinside.ch/1237/