Le jugement civil fondé sur des faits non invoqués par les parties

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ATF 142 III 462TF, 06.06.2016, 4A_456/2015*

Faits

Une société propriétaire d’un immeuble à vendre conclut un contrat de courtage immobilier avec un courtier. Le contrat prévoit une rémunération en faveur du courtier correspondant au 3 % du prix de vente net, due même au-delà de la fin du contrat si la vente a lieu grâce au travail du courtier. Dans le cadre de l’exécution de son mandat, le courtier requiert la collaboration d’un tiers, lequel présente l’objet à vendre à un promoteur immobilier. Par le biais d’un autre courtier immobilier, le promoteur présente une offre d’achat à la société. Par la suite, le promoteur manifeste son intérêt à l’achat directement auprès du courtier engagé par la société propriétaire. Suite à cette dernière offre, la vente entre les parties est conclue.

Le courtier engagé par la société réclame le paiement de ses honoraires (428’652 francs). La société s’oppose à cette demande en faisant valoir que le contrat a été conclu grâce à l’autre courtier qui a agi pour le compte du promoteur. Le tribunal de première instance admet partiellement la demande du courtier. Sur appel des deux parties, le jugement est renversé en deuxième instance, le tribunal rejetant toute prétention du courtier en considérant qu’un double courtage a été conclu. Le courtier recourt au Tribunal fédéral en réitérant la demande de l’intégralité de ses prétentions en honoraires. Il se pose en particulier la question de savoir si le tribunal peut fonder son jugement sur des faits non allégués par les parties.

Droit

Le Tribunal d’appel a retenu que les parties ont conclu un contrat de courtage immobilier au sens de l’art. 412 CO. Sur la base d’un courriel échangé entre le promoteur et le courtier engagé par la société, le tribunal est parvenu à la conclusion qu’il s’agissait d’un cas de double courtage qui entraînait la nullité des contrats de courtage et faisait donc perdre toute rémunération au courtier (cf. art. 415 CO).

Le courtier recourant se prévaut du fait que ce courriel n’a jamais été invoqué par les parties, et que dès lors le tribunal a violé son droit d’être entendu ainsi que les art. 56 et 57 CPC.

La question de savoir si le tribunal peut prendre en compte des éléments factuels qui n’ont pas été invoqués par les parties est disputée en doctrine et n’a jamais été tranchée par la jurisprudence. Certains auteurs considèrent qu’en présence d’une disposition incomplète ou peu claire le juge a l’obligation d’interpeller les parties (art. 56 CPC) ; d’autres retiennent que les faits en lien avec d’autres faits allégués ou avec la prétention juridique en question ne peuvent pas être ignorés par le juge même s’ils n’ont pas été expressément invoqués. En l’espèce, le Tribunal fédéral constate que la société n’a jamais invoqué l’argument tiré du double courtage. Ainsi, le courriel susmentionné, qui permet de retenir la présence d’un double courtage de négociation, sort tant du cadre factuel présenté par les parties que du contexte juridique de la cause. Le devoir d’interpellation du tribunal (art. 56 CPC) n’est lui non plus d’aucun secours à la société, car il ne s’applique qu’en présence d’allégations peu claires, contradictoires ou manifestement incomplètes d’une partie. Il s’en suit que le tribunal d’appel ne pouvait pas fonder son jugement sur un courriel que les parties n’avaient jamais invoqué. En agissant de la sorte, il a violé le principe de la maxime des débats (art. 55 al. 1 CPC), et donc le droit fédéral. Il a admis à tort l’appel joint de la société. Le Tribunal fédéral admet le recours et casse l’arrêt cantonal.

Proposition de citation : Simone Schürch, Le jugement civil fondé sur des faits non invoqués par les parties, in : https://www.lawinside.ch/281/