Srebrenica : un cas d’application de la jurisprudence Perinçek

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ATF 145 IV 23 | TF, 06.12.2018, 6B_805/2017*

Le Tribunal fédéral confirme la jurisprudence Perinçek en ce qui concerne la protection de la liberté d’expression en lien avec des discours ou des textes traitant de sujets historiques et donc considérés d’intérêt général. Dans le cas particulier, les textes litigieux ne comportent pas d’incitation à la haine, à la violence ou à l’intolérance, ni de reproches à l’encontre des musulmans de Bosnie, de sorte que la condamnation pénale de leur auteur n’est pas nécessaire dans une société démocratique.

Faits

Dans deux articles parus dans un journal, respectivement sur une plateforme Internet, et dont le titre est « Srebrenica, comment se sont passées les choses en réalité » (traduction libre de l’italien) », un politicien écrit en particulier ce qui suit :

« la version officielle de Srebrenica est un mensonge ayant des fins de propagande, qui n’acquiert pas en véracité si elle est répétée à l’infini sans apporter la moindre preuve » ;

« les choses ne se sont pas passées de la façon dont certains ont essayé et essayent encore de nous faire croire » ;

« il y a effectivement eu un massacre, avec une petite différence toutefois, par rapport à la thèse officielle : les victimes du massacre étaient les Serbes » ;

« l’autre massacre, celui des musulmans, présente plusieurs aspects qui n’ont pas été clarifiés (plusieurs erreurs ont été découvertes en ce qui concerne le nombre total de victimes, et certaines personnes n’avaient rien à voir du tout avec Srebrenica) ».

Le tribunal de première instance tessinois (pretore) reconnaît le politicien coupable de discrimination raciale (art. 261bis al. 4 CP), condamnation qui est confirmée en appel.

Saisi par le politicien, le Tribunal fédéral doit en particulier préciser la portée de l’élément subjectif de l’art. 261bis al. 4 CP.

Droit

Après avoir retenu l’absence de motifs discriminatoires à l’encontre des musulmans de Bosnie dans les textes litigieux, le Tribunal fédéral examine la conformité de la condamnation avec la liberté d’opinion et d’expression.

Le politicien se réfère à l’arrêt de la CourEDH dans l’affaire Perinçek contre Suisse (résumé in : LawInside.ch/182) pour faire valoir que ses actes sont protégés par la liberté d’opinion et d’expression consacrée à l’art. 16 Cst. et 10 CEDH.

Dans la jurisprudence Perinçek, confirmée par la suite dans l’affaire Mercan (résumée in : Lawinside.ch/544), la Grande Chambre de la CourEDH a retenu que le fait de condamner M. Perinçek pour discrimination raciale (art. 261bis al. 4 CP) en raison de la négation du génocide arménien était disproportionné. En effet, la condamnation n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, pour protéger les droits de la communauté arménienne.

Dans cette affaire, la CourEDH a établi un certain nombre de critères, que le Tribunal fédéral reprend dans l’arrêt résumé ici.

La condamnation de M. Perinçek constituait sans doute une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression, ayant pour but légitime de protéger en particulier la dignité des victimes, des personnes ayant survécu au massacre ainsi que de leurs descendants. La question centrale était de savoir si une telle ingérence était nécessaire dans une société démocratique, ce qui revenait à peser, d’une part, la liberté d’expression de M. Perinçek, et, d’autre part, le respect de la vie privée du peuple arménien. La Cour a fondé son raisonnement en particulier sur les éléments suivants :

  • la nature du discours de M. Perinçek ;
  • le contexte géographique, historique et temporel ;
  • le genre d’atteinte aux droits des membres de la communauté arménienne ;
  • la gravité de l’ingérence dans la liberté d’expression ;
  • l’absence de consensus entre États parties à la CEDH en ce qui concerne la criminalisation de la négation des génocides en général et l’absence d’obligations internationales à cet égard.

Analysant ces critères dans le cas particulier, la CourEDH a considéré que la condamnation de M. Perinçek n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

En l’espèce, s’agissant de la nature du discours du politicien, le Tribunal fédéral considère qu’il s’agit d’un texte traitant d’un thème historique, et donc d’intérêt général, méritant ainsi une protection accrue sous l’angle de la liberté d’expression.

Cette protection ne peut être niée que lorsque l’auteur a appelé à la violence, à la haine ou à l’intolérance, ce qui ne ressort pas du texte du politicien dans le cas d’espèce. En dépit de la négation du génocide des musulmans de Bosnie, le texte ne comporte aucune critique à leurs égards ; de même, dans le texte, le fait de qualifier la version officielle de Srebrenica de « mensonge ayant des fins de propagande » résulte comme étant une critique à la CIA et à l’OTAN, et non pas aux musulmans de Bosnie.

En ce qui concerne le contexte géographique, historique et temporel, le Tribunal fédéral observe que ni le canton du Tessin ni la Suisse n’ont un lien suffisant avec la génocide de Srebrenica. Dès lors, même si le texte du politicien est paru moins de 20 ans après les faits de Srebrenica, sous l’angle géographique et historique l’ingérence dans la liberté d’expression apparaît n’apparaît pas comme nécessaire.

Pour ce qui est du genre et de la gravité de l’atteinte, le fait de mettre en doute la réalité du génocide des musulmans de Bosnie représente sans contexte une atteinte à la dignité des victimes et de leurs descendants. Cela étant, de l’avis du Tribunal fédéral, les propos du politicien ne comportent pas d’attaque ou de reproche aux musulmans de Bosnie malgré les tons agressifs employés. Dans ce contexte, le Tribunal fédéral rappelle également que le fait de contester la portée d’événements historiques particulièrement sensibles pour une communauté et pour l’identité de celle-ci n’est pas, à lui seul, une atteindre grave à ses membres.

La gravité de l’ingérence à la liberté d’expression est, quant à elle, très importante, une condamnation pénale étant l’une des mesures les plus radicales à l’encontre des droits d’autrui.

Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, le Tribunal fédéral parvient à la conclusion que les textes du politicien, certes irrespectueux et offensifs à l’égard des victimes, de leurs descendants et de la communauté des musulmans de Bosnie en général, ne comportent pas d’incitation à la haine, à la violence ou à l’intolérance, ni de reproches à l’encontre des musulmans de Bosnie, de sorte que la condamnation pénale de leur auteur n’est pas nécessaire dans une société démocratique.

Dès lors, la condamnation du politicien est contraire à sa liberté d’expression et doit être annulée, ce qui implique l’admission du recours.

Dans la première partie de l’arrêt, qui fait l’objet d’un résumé séparé (LawInside.ch/709), le Tribunal fédéral analyse l’élément subjectif de l’art. 261bis al. 4 CP (discrimination raciale) et retient que selon cette disposition le fait de nier, minimiser grossièrement ou chercher à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité doit être guidé par des motifs discriminatoires.

Proposition de citation : Simone Schürch, Srebrenica  : un cas d’application de la jurisprudence Perinçek, in : https://www.lawinside.ch/716/