La campagne politique sur l’initiative « Monnaie pleine » (art. 34 al. 2 Cst.)

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ATF 145 I 175 | TF, 10.12.2018, 1C_216/2018*

Le recourant qui s’en prend aux explications du Conseil fédéral pour contester l’état général de l’information lors d’une campagne politique doit démontrer en quoi ces explications ont influencé l’état général. En tant qu’autorité chargée d’informer le public de la politique monétaire et en raison de son expertise particulière, la Banque nationale suisse était habilitée à prendre publiquement position sur l’initiative « Monnaie pleine ». En tant que conférence spécialisée intercantonale, la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des finances ne pouvait en revanche pas en faire de même. En effet, lorsque la majorité ou l’ensemble des cantons sont considérablement touchés par une votation fédérale, seule la Conférence des gouvernements cantonaux a le droit de s’exprimer au nom de ces cantons à la lumière de l’art. 34 al. 2 Cst. 

Faits

A l’occasion de la campagne à propos de l’initiative populaire fédérale « Pour une monnaie à l’abri des crises : émission monétaire uniquement par la Banque nationale ! (Initiative Monnaie pleine) », un citoyen recourt auprès du Conseil d’Etat argovien en invoquant une violation de la liberté de vote (art. 34 al. 2 Cst.). Il critique d’une part les explications de vote du Conseil fédéral, d’autre part la publication en ligne d’un communiqué intitulé « Les arguments de la BNS contre l’initiative Monnaie pleine » par la Banque nationale suisse (BNS) et d’un communiqué intitulé « La CDF recommande de rejeter l’initiative « Monnaie pleine » » par la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des finances (CDF).

Le Conseil d’Etat n’entre pas en matière sur le recours, en raison de l’étendue extracantonale de celui-ci. Le citoyen recourt alors au Tribunal fédéral en demandant le report de la votation, subsidiairement l’annulation de son résultat et, très subsidiairement, le constat formel de la violation de l’art. 34 al. 2 Cst.

La votation a lieu entre le dépôt du recours et le prononcé du Tribunal fédéral. D’après les résultats finaux provisoires, l’initiative est rejetée par tous les cantons ainsi que 75.7 % du peuple.

Droit

A titre préliminaire, le Tribunal fédéral rappelle que, lorsque le recours soulève des atteintes dépassant les frontières cantonales, le Conseil d’Etat (art. 77 al. 1 let. b LDP) doit rendre une décision de non-entrée en matière. Si les autres conditions de recevabilité devant cette autorité étaient remplies, le recourant peut toutefois directement soumettre au Tribunal fédéral les questions de fond que le Conseil d’Etat ne pouvait examiner faute de compétence.

A propos du premier grief du recourant, d’après lequel les explications du Conseil fédéral ont contribué à empêcher les ayants droit au vote de se former objectivement une opinion suffisante sur l’objet de la votation, le Tribunal fédéral commence par rappeler que les actes du Conseil fédéral, y compris les explications de vote, ne peuvent en principe pas être attaqués (art. 189 al. 4 Cst.). Certes, le Tribunal fédéral a déjà admis que l’état de l’information avant la votation peut, de manière générale, faire l’objet d’un recours et que, dans ce contexte, les explications de vote du Conseil fédéral peuvent également être appréciées. En l’espèce, le recourant ne démontre toutefois pas de manière suffisante dans quelle mesure les explications du Conseil fédéral ont eu un impact sur la situation générale de l’information. Sa critique vise directement les explications elles-mêmes. Contrairement à ce qui a été décisif dans un autre arrêt, le recourant ne prétend pas que le Conseil fédéral aurait retenu des informations essentielles dont seule l’administration disposait. Il lui reproche bien plus de ne pas avoir mentionné des circonstances qui résultent du texte proposé et qui pouvaient dès lors sans autre être apportées dans le débat public. Par conséquent, le Tribunal fédéral refuse d’entrer en matière sur ce grief.

En ce qui concerne ensuite la prise de position de la BNS, le Tribunal fédéral rappelle tout d’abord de manière générale que les autorités assument une certaine fonction de conseil lors de votations au sein de leur propre collectivité. Cette fonction s’exerce non seulement par la rédaction d’explications de vote, mais également sous d’autres formes. Les autorités ne sont pas tenues à la neutralité et peuvent donner une recommandation de vote. Les informations qu’elles donnent sont en revanche soumises aux principes de l’objectivité, de la transparence et de la proportionnalité (cf. ég. art. 10a LDP). Elles ne doivent pas être disproportionnées ou dominantes et s’apparenter à de la propagande en entravant ou empêchant la libre formation de la volonté des ayants droit au vote.

Le Tribunal fédéral relève ensuite que la BNS a pour fonction de mener une politique monétaire servant les intérêts généraux du pays (art. 99 al. 2 Cst.). La faculté de la BNS de s’exprimer publiquement à propos de l’initiative découle de son mandat légal d’informer régulièrement le public de sa politique monétaire et de faire part de ses intentions en la matière (art. 7 al. 3 LBN). Cela implique d’apprécier d’éventuelles modifications de ses compétences et des instruments de politique monétaire à sa disposition et de fournir des informations à leur propos. En l’espèce, les ayants droit au vote avaient de surcroît un intérêt particulier à une prise de position de la BNS en raison de l’expertise particulière de celle-ci dans le domaine touché par l’initiative. Dès lors, en respectant les principes d’information ancrés expressément à l’art. 10a LDP pour le Conseil fédéral, la BNS pouvait prendre position sur l’initiative.

En l’occurrence, le recourant fait en premier lieu grief à la prise de position de retenir que l’initiative prévoit que la BNS met en circulation, « sans dette », l’argent nouvellement émis, mais de dissimuler que, d’après la lettre de l’initiative, la BNS peut également octroyer aux banques des prêts limités dans le temps. De plus, l’initiative n’exclut pas que, comme auparavant, la BNS acquière des devises, des papiers-valeurs et d’autres biens d’investissement.

Le Tribunal fédéral constate tout d’abord que le texte de l’initiative prévoit que la BNS met en circulation sans dette l’argent nouvellement émis et qu’elle peut octroyer aux banques des prêts limités dans le temps. Savoir si ces deux variantes constituent une délimitation exhaustive des instruments de politique monétaire ou si la BNS pourrait comme avant acheter des devises, des papiers-valeurs et d’autres biens d’investissement, est une question d’interprétation qu’il revient au législateur de trancher lors de la mise en œuvre. Elle peut dès lors rester ouverte à ce stade. En tout état de cause, il n’est pas critiquable que la BNS n’ait pas expressément mentionné cette hypothèse.

Le Tribunal fédéral considère ensuite qu’il est compréhensible que la BNS se soit exprimée de manière détaillée sur la variante nouvellement introduite et problématique à ses yeux. Certes, il aurait été en principe souhaitable que la BNS mentionne au moins également la seconde variante expressément prévue par le texte de l’initiative. Cela étant, la formulation de la BNS ne laisse pas penser que la lettre de l’initiative exclut que la BNS puisse à l’avenir octroyer des prêts limités dans le temps aux banques.

Le recourant fait valoir en second lieu que plusieurs affirmations de la prise de position de la BNS induisent les ayants droit au vote en erreur. Tout d’abord, il est faux d’affirmer que la création de monnaie centrale exposerait la BNS à des pressions politiques. Ensuite, les opérations de création monétaire et d’octroi de crédit ont été expliquées de manière incorrecte. Les pertes d’efficacité craintes en cas de centralisation de la création monétaire n’ont en outre rien à voir avec le texte de l’initiative. Enfin, il est faux d’affirmer qu’un passage d’une gestion des taux d’intérêt à une gestion de la masse monétaire représenterait un retour inutile.

Pour le Tribunal fédéral, s’il est vrai que, d’après le texte de l’initiative, la BNS n’est soumise qu’à la loi, on ne peut pas exclure que la distribution directe d’argent conduise à une pression politique sur la BNS. Pour le reste, le Tribunal fédéral constate que, vu la complexité extraordinaire de l’initiative, il est difficile pour les autorités et la BNS de présenter aux ayants droit au vote le contenu, les avantages et les inconvénients de l’initiative. Les explications qui ne peuvent être comprises par les ayants droit au vote sans préconnaissance du sujet ne peuvent pas contribuer de manière sensée à la formation de la volonté. En raison de la haute complexité du domaine de réglementation, une certaine simplification se justifie donc dans la communication des autorités. La publication attaquée doit être appréciée dans ce contexte. Partant, en dépit de quelques simplifications, les explications de la BNS sont défendables et restent suffisamment objectives. La BNS n’a donc pas violé la garantie de la libre formation de la volonté et de l’expression fidèle et sûre du vote (art. 34 al. 2 Cst.).

Finalement, à propos de la prise de position de la CDF, le Tribunal fédéral rappelle tout d’abord que les interventions des autorités dans la campagne de collectivités supérieures, notamment de cantons lors de votations fédérales, supposent une atteinte particulière. Selon la jurisprudence récente (TF, 29.10.2018, 1C_163/2018, 1C_239/2018*, cf. LawInside.ch/714, LawInside.ch/719), un canton peut intervenir dans une campagne fédérale lorsque l’issue de la votation le touche considérablement ou lorsque le résultat de la votation a des conséquences financières très importantes pour les cantons. En cas d’atteinte importante touchant la majorité ou l’ensemble des cantons, la jurisprudence admet que la Conférence des Gouvernements cantonaux s’exprime publiquement et donne une recommandation de vote. Les interventions des conférences de directrices et directeurs spécialisées, dont la légitimité, la formation de l’opinion et la représentation ne sont ni évidentes, ni transparentes, doivent en revanche rester exclues d’une telle publicité.

En l’espèce, le communiqué de presse émane de la CDF. Partant, il constitue d’emblée une intervention inadmissible à la lumière de l’art. 34 al. 2 Cst. Cela étant, au vu du net rejet de l’initiative (75.7 %) et de la portée et publicité limitées de ce communiqué, il est exclu que cette intervention inadmissible ait pu influencer de manière décisive le résultat de la votation. Dès lors, le Tribunal fédéral rejette la requête en annulation du résultat de la votation. Il ne considère pas non plus nécessaire de constater formellement dans le dispositif la violation pas particulièrement grave de l’art. 34 al. 2 Cst. Par conséquent, il rejette également cette requête, ce qui conduit au rejet complet du recours.

Proposition de citation : Camilla Jacquemoud, La campagne politique sur l’initiative «  Monnaie pleine  » (art. 34 al. 2 Cst.), in : https://www.lawinside.ch/724/

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