La violation du droit à la vie en cas de suicide d’un détenu (CourEDH)

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CourEDH, 30.06.2020, Affaire Frick c. Suisse, Requête no. 234505/16

En laissant seul dans une cellule sans surveillance pendant quarante minutes un individu présentant des risques de suicide manifestes, la police méconnaît son droit à la vie (art. 2 CEDH). En refusant l’ouverture d’une procédure pénale à l’encontre des agent-e-s concerné-e-s, les juridictions suisses violent en outre l’art. 2 CEDH dans son volet procédural.

Faits

Au volant d’un véhicule professionnel, un individu cause un accident. La police effectue les contrôles d’usage et constate qu’il est en état d’ébriété et sous l’influence de médicaments. L’homme se montre agité et agressif. Il appelle sa mère, qui le rejoint sur les lieux de l’accident. Il exprime alors des pensées suicidaires, demandant notamment à sa mère de « ne pas être triste s’il crève ici ».

Les agent-e-s l’emmènent à l’hôpital pour obtenir un échantillon de sang et d’urine. L’accidenté devient de plus en plus agité et mentionne à plusieurs reprises son intention de mettre fin à ses jours. Les policiers-ères évoquent alors avec la mère de l’intéressé un éventuel placement à des fins d’assistance. Dans ces circonstances, ils renoncent à libérer l’homme immédiatement et le conduisent à la base routière. Au regard des intentions suicidaires de l’intéressé, les agent-e-s demandent l’envoi d’un médecin à la base.

Arrivés à la base routière, ils fouillent intégralement l’accidenté et lui retirent divers objets, notamment ses chaussures et sa ceinture, afin d’éviter qu’il se fasse du mal. Ils placent l’homme en cellule individuelle, informent leur collègue des pensées suicidaires dont le détenu a fait état, puis s’en vont. Leur collègue reste seul à la base. Le médecin convoqué arrive environ une demi-heure plus tard. Comme un seul membre des forces de l’ordre est présent sur les lieux, le médecin diffère sa visite au détenu jusqu’à l’arrivée de renforts policiers. Ces renforts arrivent trente minutes plus tard et accompagnent le médecin dans la cellule de l’accidenté. Ils constatent alors que celui-ci s’est pendu à une grille de ventilation avec l’entrejambe de son jeans.

L’Institut für Rechtsmedizin de Zurich rend un rapport d’autopsie, dans lequel il constate notamment que l’intéressé présentait divers facteurs de risques suicidaires et qu’appeler un psychiatre urgentiste aurait été plus approprié que convoquer un simple médecin de garde. La mère du défunt dépose plainte pénale pour homicide par négligence (art. 117 CP). L’Obergericht de Zurich n’autorise toutefois pas l’ouverture d’une procédure pénale (art. 7 al. 2 let. b CPP cum art. 148 GOG/ZH), faute d’indices minimaux d’un manquement des forces de l’ordre à leurs devoirs. Sur recours, le Tribunal fédéral confirme cette décision (TF, 14.10.2015, 1C_306/2015).

Sur requête de la mère du défunt, la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) examine si la Suisse a manqué à son obligation positive de protéger la vie de l’individu concerné et/ou à son devoir de mener une enquête effective, tels qu’imposés par l’art. 2 CEDH (droit à la vie).

Droit

Le volet matériel du droit à la vie (art. 2 CEDH) requiert dans certaines circonstances la prise de mesures positives par l’État. Celui-ci doit notamment prendre les précautions raisonnablement nécessaires à la prévention du suicide en prison, s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie d’un détenu donné. En effet, les prisonniers présentent une vulnérabilité particulière. Afin d’analyser le respect de cette obligation, il faut établir (1) si le détenu présentait un risque réel et immédiat de suicide, dont les autorités avaient ou aurait dû avoir connaissance, et (2) le cas échéant, si elles ont pris les mesures raisonnablement exigibles pour parer à ce risque.

In casu, le détenu a clairement exprimé des intentions suicidaires à plusieurs reprises. Au cours de son arrestation, il a démontré une dépendance émotionnelle inhabituelle envers sa mère. Les policiers-ères savaient qu’il avait pris des médicaments antidépresseurs. Dans ces circonstances, ils savaient ou auraient dû savoir que l’intéressé présentait un risque de suicide réel et immédiat. Ils l’ont néanmoins laissé seul dans une cellule sans surveillance pendant quarante minutes. Lors de l’arrivée du détenu à la base, au moins cinq agent-e-s étaient encore présents. Ceux-ci n’ont toutefois pas jugé utile de rester assurer la surveillance du détenu, ni exploré la possibilité de le placer dans une cellule munie de vidéosurveillance. La CourEDH retient que les autorités zurichoises ont ainsi omis de prendre les mesures raisonnablement à même de pallier le risque de suicide de l’intéressé. Partant, la Suisse a violé le volet matériel de l’art. 2 CEDH.

L’art. 2 CEDH comporte également un volet procédural, lequel astreint l’État à mener un examen scrupuleux en cas de décès d’un individu dans des circonstances suspectes. Si le prononcé de verdicts pénaux n’entre pas dans les attributions de la CourEDH, celle-ci est compétente pour vérifier l’établissement d’un système judiciaire efficace et la mise en œuvre d’une enquête effective dans un cas donné. Cette enquête doit être apte à permettre l’établissement des faits, l’identification de l’éventuel responsable et le châtiment de celui-ci. Le public doit en outre bénéficier d’un droit de regard suffisant sur la procédure et ses conclusions. Enfin, l’enquête doit présenter des garanties d’indépendance suffisantes.

En l’espèce, l’Institut für Rechtsmedizin de Zurich a constaté dans son autopsie que le fils de la requérante présentait divers facteurs de risque de suicide et que convoquer un psychiatre urgentiste aurait été approprié. Le recours à un psychiatre urgentiste, ainsi que d’autres mesures omises dans le cas litigieux (p. ex. le placement en cellule double et/ou la soumission à une surveillance constante) font au demeurant partie des précautions recommandées par le Conseil d’État zurichois en cas de comportement suicidaire de détenus. En retenant dans ces circonstances qu’il n’existait pas d’« indices minimaux » d’un manquement de la police et en empêchant de ce fait l’ouverture d’une procédure pénale, les juridictions suisses ont méconnu le volet procédural de l’art. 2 CEDH.

La CourEDH constate ainsi la violation de l’art. 2 CEDH tant sous l’angle matériel que procédural.

Note

Le récent mouvement Black Lives Matter a mis en lumière l’importance cruciale d’un contrôle effectif des agissements de la police. En Suisse également, certains acteurs de la société civile (par exemple la Ligue suisse des droits de l’homme) revendiquent une meilleure responsabilisation des forces de l’ordre. L’arrêt résumé ici rappelle que le droit conventionnel existant pose des exigences relativement strictes quant aux mesures à prendre pour protéger la vie des détenus, respectivement quant à l’enquête à mener en cas de décès lors d’une arrestation. Le système juridique suisse n’y satisfait pas toujours.

Proposition de citation : Emilie Jacot-Guillarmod, La violation du droit à la vie en cas de suicide d’un détenu (CourEDH), in : https://www.lawinside.ch/935/