La conformité d’un impôt d’orientation à l’égalité de traitement

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ATF 147 I 16 | TF, 25.03.2020, 2C_664/2016*

Un impôt d’orientation tessinois soumis à un seuil au-delà duquel le montant perçu passe immédiatement de CHF 0 à environ CHF 53’550 serait inadmissible du point de vue de l’égalité de traitement s’il n’était fondé que sur des considérations fiscales. Dans la mesure où il s’inscrit dans une politique cantonale globale liée à la mobilité et est soumis à une période d’essai visant à tester son efficacité, le Tribunal fédéral (qui intervient avec une certaine réserve) admet toutefois sa conformité au droit.

Faits

Le 14 décembre 2015, le Parlement tessinois approuve une modification de la Loi cantonale sur les transports publics (nLTPub), acceptée en votation populaire le 5 juin 2016. Le 28 juin 2016, le Conseil d’Etat tessinois adopte un nouveau Règlement cantonal sur les frais de raccordement (RTColl). Ces modifications législatives font suite à l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2015, d’un nouvel art. 35 nLTPub prévoyant le prélèvement d’une taxe de raccordement (tassa di collegamento) auprès des personnes générant un trafic important, afin de contribuer au financement de l’offre de transports publics.

En substance, les dispositions nouvellement adoptées prévoient que la taxe est perçue uniquement dans certaines communes (art. 35b al. 1 nLTPub) et auprès des propriétaires de fonds comprenant des places de stationnement pour au moins 50 véhicules à usage non résidentiel (art. 35b al. 2 nLTPub). Le montant de la redevance s’élève à CHF 3.50 par jour pour chaque place destinée au personnel et à CHF 1.50 par jour pour chaque place destinée aux clients et aux visiteurs (art. 7 let. a et b RTColl cum art. 35e nLTPub). La taxe est dégressive pour les fonds comprenant moins de 100 places de stationnement, la réduction maximale de 15 % étant atteinte avec 50 places (art. 35e al. 3 nLTPub). Enfin, la loi prévoit une période d’essai de 3 ans au terme de laquelle le Parlement tessinois décidera du maintien de l’impôt (art. 35t nLTPub).

Le 28 juillet 2016, plusieurs personnes introduisent auprès du Tribunal fédéral un recours en matière de droit public tendant à l’annulation de ces modifications législatives et réglementaires.

Droit  

Après avoir admis la recevabilité du recours, le Tribunal fédéral rappelle que les cantons jouissent d’une grande liberté en matière fiscale, dans les limites des art. 127 et 134 Cst. Le respect de ces normes constitutionnelles dépend directement de la nature de la contribution litigieuse, qu’il convient donc de qualifier.

En matière de contributions publiques, jurisprudence et doctrine distinguent les impôts, les contributions causales et les taxes d’orientation (ATF 143 I 220). Par ailleurs, toutes les contributions – les impôts comme les taxes – peuvent revêtir un caractère incitatif ou d’orientation et être destinées, en tout cas en partie, à modifier le comportement des particuliers en vue d’atteindre un objectif voulu par le législateur. On parle alors d’impôt d’orientation ou de taxe causale d’orientation.

En l’espèce, la contribution tessinoise litigieuse doit être qualifiée d’impôt d’orientation, car elle est tant destinée à influencer le comportement des particuliers qu’à répondre aux besoins financiers de l’état, indépendamment du fait que les personnes qui y sont soumises bénéficient ou non d’un avantage correspondant.

Le Tribunal fédéral relève ensuite que le canton du Tessin est confronté à une augmentation importante de la mobilité intérieure et transfrontalière, qui se fait particulièrement sentir dans les régions où se concentre l’activité économique. Afin de répondre aux problèmes environnementaux et de congestion du trafic générés par cette situation, une réorientation de la demande de mobilité est entreprise par le biais de diverses mesures. L’impôt litigieux doit donc être compris comme un instrument fondamental de l’action politique du canton, que rien ne permet de prime abord de qualifier d’inconstitutionnelle ou d’arbitraire.

Entre autres griefs, les recourants invoquent une violation des principes de l’universalité de l’impôt, de l’égalité de traitement et de l’imposition selon la capacité économique (art. 127 al. 2 Cst.), lesquels lient également le législateur cantonal (ATF 141 I 78, résumé in : LawInside.ch/20). À cet égard, le Tribunal fédéral rappelle qu’il fait preuve d’une retenue particulière dans ce domaine (ATF 144 II 313, résumé in : LawInside.ch/656) et prend en compte les circonstances politiques, sociales et économiques du cas d’espèce.

Concrètement, les recourants se plaignent d’abord du fait que l’impôt n’est prélevé que dans certaines communes du canton, ce qui fonderait une violation de l’art. 127 al. 2 Cst. Le Tribunal fédéral relève toutefois que, même si les impôts doivent en principe être prélevés de manière uniforme, des exceptions justifiées sont admissibles. En l’espèce, l’impôt ne concerne que les communes avec une offre de transports publics suffisante mais qui sont confrontées à une saturation de leur réseau routier. Ces critères, considérés comme sérieux et objectifs, amènent le Tribunal fédéral à constater que l’impôt ne crée pas d’inégalité de traitement à raison de son application territoriale.

Les recourants considèrent également que le fait que seuls les propriétaires de fonds comprenant plus de 50 places soient visés créerait une inégalité de traitement vis-à-vis du reste des contribuables bénéficiant du réseau de transports publics.

Le Tribunal fédéral relève que ce procédé conduit en effet à faire supporter la totalité de l’impôt à une minorité de propriétaires fonciers représentant environ 200 personnes, ce qui suscite certaines réserves. Ainsi, la charge fiscale passe de CHF 0 par an pour 49 places de parc à CHF 53’550 par an en moyenne pour 50 places.

Le Tribunal fédéral considère que même la déduction de 15 % prévue à l’art. 35e al. 3 nLTPub ne paraît pas suffisante pour remédier à ce déséquilibre. Il rappelle également que le choix d’un montant exonéré en tant que tel (Freibetrag) est nettement plus respectueux de l’égalité de traitement qu’une limite d’exemption sous forme d’un montant seuil (Freigrenze), le premier système pouvant entraîner des disparités importantes, a fortiori lorsque la limite est élevée (ATF 143 II 568, résumé in : LawInside.ch/519).

La volonté de rendre de la collecte plus économique et pratique n’est pas suffisante pour justifier un tel seuil. De tels motifs ne valent en effet que pour les contributions modérées et en l’absence de résultats manifestement insoutenables ou contraires à l’égalité de traitement (ATF 143 I 147). Or, en l’espèce, le montant de l’impôt est considérable et dépasse le million de CHF par an pour les plus gros contribuables. Le fait que les frais puissent être répercutés sur les employés renforce cette inégalité, puisque seuls certains d’entre eux devront s’acquitter d’un montant alors que chacun génère le même trafic.

Enfin, le Tribunal fédéral observe que le seuil choisi pourrait également fonder une inégalité de traitement entre concurrents directs, de sorte qu’il constituerait une mesure de politique économique. Il souligne que les mesures fondées sur la politique environnementale doivent être imposées aux concurrents directs en fonction de leur impact sur l’environnement, ce qui exclut que certains d’entre eux soient exemptés.

En conclusion, le Tribunal fédéral constate que, si l’impôt litigieux était fondé uniquement sur des considérations fiscales, sa mise en œuvre par le législateur serait inadmissible du point de vue de l’égalité de traitement. Toutefois, cet impôt s’inscrit dans une série de mesures à forte connotation politique, légitimées par les objectifs poursuivis par le législateur. Ces objectifs, qui visent notamment à décourager la construction d’immenses parkings et à encourager la réduction des parkings existants, méritent d’être protégés. Par ailleurs, le fait que l’impôt soit soumis à une période d’essai montre que le législateur avait conscience des problèmes relatifs au respect des garanties constitutionnelles et entend adopter, le cas échéant, les mesures correctives nécessaires.

Après avoir brièvement examiné les autres griefs soulevés par les recourants, le Tribunal rejette donc le recours. Il attire néanmoins l’attention du gouvernement cantonal sur le fait que les objectifs poursuivis par l’impôt devront être atteints, sans quoi celui-ci devra être considéré comme violant l’égalité de traitement.

Proposition de citation : Quentin Cuendet, La conformité d’un impôt d’orientation à l’égalité de traitement, in : https://www.lawinside.ch/965/