L’accès au juge en cas de transmission d’informations entre le juge civil et une autorité administrative

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TF, 28.03.2024, 1C_584/2023*

L’art. 156 CPC accorde une protection suffisante au tiers qui souhaite contester une transmission entre le juge civil et une autorité administrative de documents confidentiels qui le concernent ; il n’en résulte pas de violation de l’art. 29a Cst.

Faits

Un litige civil oppose une société et une personne physique. Le juge en charge de l’affaire formule une requête de production de documents à l’égard de deux Départements du canton de Vaud ; ils concernent le mari de la personne physique. Les pièces intègrent le dossier.

Le mari recourt auprès l’Autorité de protection des données et de droit à l’information du canton de Vaud (APDI) contre les « décisions » de transmission de documents. L’autorité rejette le recours car elle l’estime irrecevable. La Cour de droit administratif et public du Tribunal cantonal vaudois confirme le jugement. Le mari forme alors recours au Tribunal fédéral, qui est amené à se prononcer sur le droit à accéder à un juge (art. 29a Cst.) en lien avec la transmission de documents.

Droit

L’art. 29a Cst. garantit le droit de toute personne de voir sa cause traitée par une autorité judiciaire jouissant d’un plein pouvoir d’examen. Cette norme octroie donc un contrôle judiciaire qui concerne toutes les matières juridiques, y compris les actes de l’administration. En l’espèce, le mari se plaint de cette absence de contrôle : les autorités administratives ont transmis les documents sans apprécier leur obligation de collaborer, respectivement si la protection d’un secret justifiait de refuser de transmettre les documents. Refuser d’analyser la légalité de ces transmissions violerait l’art. 29a Cst.

L’art. 156 CPC permet de sauvegarder les intérêts dignes de protection lors de l’administration des preuves : le tribunal prend alors les mesures nécessaires pour ne pas leur porter atteinte.  Les intérêts à prendre en compte comprennent les secrets d’affaires mais aussi plus largement les droits de la personnalité. Le tribunal a l’obligation de mettre en œuvre de telles mesures de protection, qui se concrétisent sous la forme de caviardage, de limiter l’accès au dossier ou d’imposer une obligation de garder le secret doublée d’une menace de sanction au sens de l’art. 292 CP. Il incombe au juge du litige civil de prendre ces mesures afin de mettre en balance deux intérêts contraires : d’un côté, le droit d’être entendu et le droit à la preuve, et de l’autre, le respect à la sphère secrète des parties ou des tiers.

Par ailleurs, lorsqu’une partie ou un tiers estime que l’on protège ses intérêts de manière insuffisante, ces derniers peuvent recourir contre la décision du juge (art. 308 cum 319 al. 1 CPC). Puisque la décision risque de révéler un secret, elle génère en principe un préjudice irréparable qui ouvre la voie du recours contre les décisions incidentes (art. 319 let. b ch. 2 CPC).

Dès lors, le Tribunal fédéral considère que le déroulement du litige civil offre une protection juridique suffisante aux parties et aux tiers ; il en résulte l’absence de violation de l’art. 29a Cst.

Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Note :

Le présent arrêt se borne à analyser l’affaire en question sous l’angle de l’art. 29a Cst. En effet, le mari estime que le contrôle judiciaire qu’on lui accorde ne remplit les exigences constitutionnelles ; il désire que l’autorité administrative examine la légalité de la transmission. Le Tribunal fédéral répond que la voie de droit de l’art. 156 CPC permet à la partie ou au tiers de faire valoir ses droits de manière effective au sein du procès civil (sur le sujet des exigences de l’art. 29a Cst. voir ATF 149 I 2, consid. 2.1 et 3.2.2 résumé in : LawInside.ch/1266/). Il n’en résulte ainsi aucune violation de l’art. 29a Cst. Ce raisonnement nous paraît soutenable, mais se concentre sur un seul aspect du litige ; cela génère à notre avis une réponse insatisfaisante et dangereuse pour la sécurité juridique.

Sans le dire, le présent arrêt traite d’une affaire d’entraide administrative.

L’entraide administrative se définit comme « les prestations d’assistance que se prêtent deux autorités distinctes dans l’exécution de leurs tâches ». On oppose l’entraide administrative à l’entraide judiciaire, qui accomplit un objectif similaire, mais au bénéfice d’autorités qui possèdent d’autres compétences ou accomplissent d’autres fonctions (Alfred Kölz/Isabelle Häner/Martin Bertschi, Verwaltungsverfahren und Verwaltungsrechtspflege des Bundes, 2013, N 2039).

L’entraide administrative provoque une atteinte aux droits constitutionnels des administrés : l’art. 13 al. 2 Cst. garantit l’autodétermination informationnelle. Comme le remarque le Tribunal fédéral lui-même :

Ce droit à l’autodétermination informationnelle garantit que, par principe, toute personne doit pouvoir déterminer, face à un traitement étranger, étatique ou privé, d’informations la concernant, si ces informations sont traitées et dans quel but, indépendamment du degré de sensibilité effectif des informations en question (ATF 147 I 103, consid. 15.1, résumé in LawInside.ch/937/, traduction libre).

Cette atteinte aux droits fondamentaux suppose l’existence d’une base légale, conformément à l’art. 36 al. 1 Cst. (Etienne Poltier, L’entraide administrative interne, in : Etienne Poltier/Anne-Christine Favre/Vincent Martenet (édit.), L’entraide administrative – Evolution ou révolution ?, 2019). Le Tribunal fédéral a considéré qu’une assistance administrative (internationale) qui interviendrait sans base légale violerait les droits fondamentaux de l’administré (ATF 146 I 172, consid. 7.2, résumé in LawInside.ch/949/ ; cf. ég. CourEDH, 07.07.2015, M.N. et autres contre Saint-Marin, affaire 28005/12, par. 78 ss).

En l’espèce, le juge civil a demandé à une autorité administrative (les Départements) de transmettre des documents. La cour cantonale a – à raison – abordé cet acte sous l’angle de l’entraide administrative ; elle a conclu que l’art. 160 CPC autorisait les autorités à procéder à l’entraide administrative (TC/VD, 21.09.2023, GE.2023.0056, consid. 4). Or, cette disposition régit l’obligation de collaborer des parties et des tiers au sein du procès civil. Certains auteurs incluent les autorités administratives (ou services officiels) dans la liste des tiers ; ils font d’ailleurs référence à l’art. 190 al. 1 CPC qui prévoit que « [l]e tribunal peut requérir des renseignements écrits de services officiels. » (PC CPC-Nussbaumer, art. 160 N 4 ; Hofmann David/Lüscher Christian, le Code de procédure civile, p. 182)

À notre avis, l’art. 160 cum 190 CPC permet à l’autorité d’agir au sein d’un procès civil à titre de tiers. Elle pourra informer le juge civil sur sa pratique, lui donner des statistiques, fournir des renseignements, etc. Sa position s’apparente à un témoignage-expertise (expression reprise de PC CPC-Schweizer, art. 190 N 5). En revanche, cette norme n’autorise pas l’autorité à transmettre des informations sensibles, personnelles ou soumises au secret. Il faudrait une norme expresse qui remplisse des exigences de densité normative afin de satisfaire aux conditions de l’art. 36 al. 1 Cst. (d’une manière générale sur la densité normative des normes d’entraide, voir Poltier, L’entraide administrative interne, p. 80 ss).

L’ATAF 2014/19 – d’ailleurs invoqué par le mari dans son recours au Tribunal fédéral – prend une conclusion similaire : l’art. 160 CPC n’oblige pas une autorité administrative à transmettre des informations au sein d’un procès civil (ATAF 2014/19, consid. 8.1). L’arrêt traitait de l’obligation de collaborer de la FINMA à l’égard du juge civil. Cette dernière autorité offre l’entraide administrative envers les autorités pénales (art. 38 LFINMA) et les autres autorités de surveillance (art. 39 LFINMA) ; aucune norme ne régit son entraide en faveur des tribunaux civils. Sans compétence du juge civil pour exiger la production des documents, le Tribunal administratif fédéral avait alors considéré l’ordre du juge civil de nul.

Selon nous, le résultat aurait dû être le même dans la présente affaire. Les informations concernaient le mari de la personne privée, lui-même en litige avec la société depuis plusieurs années. Il avait refusé de produire les documents (obligation faite à juste titre sur la base l’art. 160 CPC) ; le juge civil avait alors requis la production des documents par les Départements. Puisque cette entraide ne se fondait sur aucune base légale, le Tribunal fédéral aurait dû la déclarer illicite. Par le jeu de l’art. 29a Cst., notre haute Cour s’est dispensée d’aborder la bien épineuse question de l’entraide administrative.

Par ailleurs, la Cour cantonale vaudoise avait émis au sein de son jugement une opinion dissidente (TC/VD, 21.09.2023, GE.2023.56, in fine). Cette dernière partage un point de vue similaire au nôtre mais se fonde sur d’autres arguments. D’après elle, l’autorité administrative n’a pas d’obligation inconditionnelle de remise des documents : elle vérifie dans chaque cas si elle peut y donner suite. Cette appréciation doit mener à un contrôle judiciaire indépendant en raison de l’art. 29a Cst. Ainsi, l’administré doit bénéficier d’une voie de recours (en fait et en droit) contre la transmission d’informations ; le contrôle du juge civil dans le cadre de l’art. 156 CPC ne suffit pas. Nous souscrivons également à cette opinion.

L’auteur du présent résumé rédige une thèse sur l’entraide administrative interne à l’Université de Fribourg.

 

Proposition de citation : Arnaud Lambelet, L’accès au juge en cas de transmission d’informations entre le juge civil et une autorité administrative, in : www.lawinside.ch/1426/