La copie sans droit des données de la société par un associé

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TF, 11.01.2024, 4A_31/2023

Le prix de vente d’une base de données résiduelle permet d’estimer le dommage causé à une société par la copie sans droit de la base de données (application de l’art. 42 al. 2 CO).

Faits

Un couple fonde une société à responsabilité limitée. Lorsqu’ils se séparent, la collaboration dans la société se détériore. L’associé emporte l’intégralité de la base de données de la société, après l’avoir copiée sur un disque dur externe. Cette base de données constitue l’essentiel des actifs de la société.

La société ouvre action contre l’associé afin qu’il soit condamné à lui réparer son dommage causé par la copie de sa base de données. Dans son mémoire, la société allègue avoir subi un dommage de CHF 425’846.- en renvoyant à une seule pièce. Celle-ci contient un récapitulatif établi par elle-même des divers postes du dommage allégué, comportant notamment un poste intitulé “database complète, emportée et transmise à [une autre société]” correspondant à une valeur de CHF 100’000.-. La pièce contient des annexes auxquelles les postes ou sous-postes de dommage se réfèrent à titre de pièces justificatives. S’agissant de la valeur de la base de données, la pièce renvoie à une annexe 9. Celle-ci est un courriel d’un employé intéressé par le rachat de la société, à l’attention de son avocate, dans lequel il indique que la base de données “has real commercial value, why else would I pay 200k in total for a business about to ‘go to the wall’“.

Dans sa réponse, l’associé soutient que le montant invoqué à titre de réparation pour le “copiage sauvage” de la base de données n’est pas prouvé, en particulier car le courriel annexé ne prouve pas le montant allégué du dommage. Il ne se prévaut cependant pas du fait que la société n’aurait pas respecté les exigences procédurales en matière d’allégation de son dommage.

Dans son témoignage, la responsable de la comptabilité indique que ce qui restait de la base de données a été acheté par une société repreneuse pour le prix de CHF 50’000.

Le Tribunal de première instance genevois condamne l’associé à verser environ CHF 50’000.- à la société. Il retient que l’associé a copié et emporté, sans autorisation, l’intégralité de la base de données de la société. Cela étant, la société n’a pas réussi à prouver que l’associé aurait effacé des données. Selon le Tribunal, le dommage causé à la société correspond au prix que l’associé aurait dû payer pour obtenir les données qu’il a emportées sans droit, en tenant compte du prix de CHF 50’000.- auquel la société repreneuse avait effectivement racheté la base de données résiduelle.

Sur recours de l’associé, la Cour de justice confirme brièvement l’arrêt. D’un point de vue procédural, elle retient que les postes du dommage ressortaient clairement de la pièce et que l’associé s’est même déterminé sur le dommage. Au fond, la société ne pouvait qu’estimer la valeur de la base de données. Le Tribunal de première instance pouvait donc appliquer l’art. 42 al. 2 CO afin de déterminer équitablement le dommage (ACJC/1540/2022).

Saisi par l’associé, le Tribunal fédéral est amené à rappeler ses exigences en matière d’allégation et de preuve du dommage.

Droit

En vertu de l’art. 827 CO, les personnes qui s’occupent de la gestion ou de la liquidation de la société à responsabilité limitée répondent à l’égard de la société conformément à l’art. 754 CO, applicable par analogie. La responsabilité de l’associé de la société à responsabilité limitée est soumise aux quatre conditions (générales) suivantes : la violation d’un devoir, une faute (intentionnelle ou par négligence), un dommage et l’existence d’un rapport de causalité (naturelle et adéquate) entre la violation fautive du devoir et la survenance du dommage.

Dans un premier grief procédural, l’associé soutient en particulier que la société n’a pas valablement allégué son dommage.

Le Tribunal fédéral rappelle que, exceptionnellement, l’allégué de la demande peut n’indiquer que le montant total lorsque le demandeur peut se référer à une pièce qu’il produit et qui contient toutes les informations nécessaires de manière claire et complète, au point que l’exigence de la reprise du détail de la facture, du compte ou du dommage dans les allégués de la demande n’aurait pas de sens. Il ne suffit pas que la pièce produite contienne les informations sous une quelconque forme. Leur accès doit être aisé et aucune marge d’interprétation ne doit subsister (ATF 144 III 519 résumé in LawInside.ch/686/).

En l’espèce, la société a invoqué, dans un seul allégué, un dommage de CHF 425’486.-. La preuve proposée pour cet allégué est une pièce qui contient sept postes de dommage. Cette pièce est constituée d’annexes, dont la neuvième contient le courriel susmentionné d’un employé. Parmi les sept postes de dommage figure le poste “database complète, emportée et transmise à [une autre société]”. L’associé s’est d’ailleurs déterminé sur ce poste dans cinq allégués. Le Tribunal fédéral en conclut que l’allégué sur le dommage était clair et que l’associé a été en mesure de comprendre ce qui lui était réclamé.

Au fond, l’associé invoque que le dommage n’aurait pas été prouvé. Il soutient qu’une simple évaluation du dommage n’était pas suffisante. Selon lui, la société aurait pu requérir une expertise ou produire le contrat de vente. En outre, le prix de vente n’était pas pertinent puisqu’il portait sur ce qui restait de la base de données et que la société ne s’était pas fondée sur celui-ci.

Le fardeau de la preuve du dommage incombe au demandeur lésé (art. 8 CC cum art. 754 CO). Lorsque le dommage est difficile à prouver, l’art. 42 al. 2 CO est toutefois applicable. Cette disposition instaure une preuve facilitée en faveur du demandeur lorsque le dommage est d’une nature telle qu’une preuve certaine est objectivement impossible à rapporter ou ne peut pas être raisonnablement exigée, au point que le demandeur se trouve dans un état de nécessité quant à la preuve (Beweisnot).

En outre, le tribunal n’est pas lié par les offres de preuve proposées à l’appui d’un allégué. De la même façon, il n’est pas lié par les motifs invoqués par les parties à l’appui de leurs thèses respectives. Il n’est pas lié non plus par le choix qu’elles font de leurs offres de preuve et demeure entièrement libre dans son appréciation de toutes les preuves administrées (art. 157 CPC).

En l’espèce, l’associé ne conteste pas que le dommage – le gain manqué – subi par la société corresponde au prix de vente de la base de données, soit au prix qu’il aurait dû payer lui-même pour acquérir cette base de données. Il n’a pas non plus contesté que le prix de vente payé par la société repreneuse permettait de calculer le dommage. Il a d’ailleurs lui-même indiqué que la société aurait pu produire le contrat de vente.

Il suffisait pour la société d’alléguer un dommage, ce qu’elle a fait en proposant comme moyen de preuve le courriel de l’employé intéressé au rachat de la société, dont l’actif essentiel était sa base de données. En vertu de l’art. 157 CPC, tant le tribunal de première instance que la Cour de justice étaient libres de lui préférer une autre manière de le calculer, en se basant sur le prix payé par la société repreneuse pour la base de données résiduelle.

Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Note

Même si cet arrêt n’est pas destiné à publication et a été rendu par trois juges, il est intéressant à plusieurs titres.

Premièrement, le Tribunal fédéral rappelle sa jurisprudence sur le fardeau de l’allégation subjectif, le fardeau de l’allégation objectif, le fardeau de l’administration des preuves et le fardeau de la contestation. Chaque praticien devrait désormais être au clair avec ces divers fardeaux, dès le début de la procédure (pour un cas de “séparation inusuelle” des fardeaux de l’allégation objectif et de la preuve, cf. 4A_260/2021 c. 5.1.2).

Deuxièmement, au regard du fardeau de l’allégation subjectif, le Tribunal fédéral se montre en l’espèce très clément. En effet, le dommage n’était indiqué que dans un seul allégué qui renvoyait à une seule pièce, laquelle contenait de nombreuses annexes. Cet arrêt est dans ce sens rassurant pour les praticiens, même s’il ne peut être généralisé. Pour la première fois à notre connaissance, le Tribunal fédéral souligne qu’il “serait excessivement formaliste et contraire au but poursuivi par les règles de procédure, qui doivent assurer le bon déroulement du procès, d’imposer au tribunal de devoir trancher un litige contrairement à son intime conviction” (c. 5.1). Il rajoute que “les règles de forme ne sauraient enfermer le juge dans un carcan et le contraindre à statuer contre son intime conviction (art. 157 CPC)” (c. 5.3.3.1). En résumé, le tribunal voulait condamner l’associé qui avait copié sans droit les données ; les règles procédurales, souvent bien trop strictes, ne devaient pas l’en empêcher, même si le dommage aurait pu (voire dû) être mieux allégué.

Troisièmement, le Tribunal fédéral se montre généralement (trop) sévère quant à son application (pour une critique de cette jurisprudence trop stricte, cf. Thévenoz Luc/Hirsch Célian, Le pouvoir du juge d’apprécier le dommage d’investissement (art. 42 al. 2 CO), in : Papaux van Delden/Marie-Laure/Marchand Sylvain/Bernard Frédéric (édit.), Le juge apprécie : mélanges en l’honneur de Bénédict Foëx, Genève 2023, p. 333–343). La jurisprudence rappelle en effet souvent que “l’art. 42 al. 2 CO ne permet pas à la personne lésée de formuler des prétentions de n’importe quel montant sans indications précises” (4A_166/2022 c. 3.3, avec références, rendu également dans une affaire de responsabilité des organes d’une société). Le Tribunal fédéral souligne également, dans son considérant type, que “[s]i, dans le procès, le lésé ne satisfait pas entièrement à son devoir de fournir des éléments utiles à l’estimation, l’une des conditions dont dépend l’application de l’art. 42 al. 2 CO n’est pas réalisée, alors même que, le cas échéant, l’existence d’un dommage est certaine” (4A_135/2021 c. 7.3.1.5 rendu également dans une affaire de responsabilité des organes d’une société). En l’espèce, le Tribunal fédéral confirme heureusement l’application de l’art. 42 al. 2 CO, malgré cette jurisprudence en principe très stricte.

Proposition de citation : Célian Hirsch, La copie sans droit des données de la société par un associé, in : www.lawinside.ch/1431/