La discrimination à l’embauche d’une candidate au poste de garde-faune

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TF, 04.10.2022, 8C_719/2021

En matière de discrimination à l’embauche (art. 3 al. 1-2, 5 al. 2 et 4 LEg), le tribunal peut se satisfaire d’une preuve fondée sur une vraisemblance prépondérante. Un rapport d’expertise établi par la Commission cantonale de conciliation en matière d’égalité entre les sexes dans les rapports de travail constitue un moyen de preuve pertinent, dont le tribunal ne peut faire abstraction sans explication. En l’espèce, le Tribunal cantonal a établi les faits de façon arbitraire en tenant pour avéré un motif de non-engagement apparu pour la première fois lors de l’audience, dont le caractère objectivement décisif était pourtant remis en question par plusieurs déclarations et autres circonstances.

Faits

En 2011, la Direction des institutions, de l’agriculture et des forêts (DIAF) du canton de Fribourg publie une offre d’emploi, rédigée au masculin, pour un poste de garde-faune. Une secrétaire bilingue employée par l’administration du même canton fait acte de candidature. Un garde-faune l’avertit qu’aucune femme ne sera engagée. Un second lui indique que cette activité n’est pas faite pour une femme. L’autorité écarte finalement le dossier de la candidate. A cette occasion, un cadre lui déclare oralement qu’elle dispose plutôt de connaissances administratives et que ses connaissances du domaine de la pêche sont insuffisantes.

Devenue chasseuse active, la candidate malheureuse postule une deuxième fois en 2012 et une troisième fois en 2013, sans succès, pour un emploi de garde-faune.

Vice-présidente de la Fédération fribourgeoise des sociétés de chasse de 2014 à 2016 et membre de la commission consultative sur les questions chasse et pêche, l’intéressée devient dès 2015 membre du groupe de travail chargé des travaux de révision de l’ordonnance sur la chasse. Dans ce contexte, elle est prise à partie par un garde-faune, qui lui a notamment réservé des commentaires sexistes.

Après un quatrième échec en 2017, la candidate postule une nouvelle fois sans succès en 2019. Apprenant l’engagement d’une autre candidate, domiciliée dans un autre canton, elle demande à la DIAF les raisons de sa mise à l’écart. L’autorité lui répond alors que des candidatures dont les compétences correspondaient davantage aux exigences du poste ont été retenues. Sur demande de la candidate, la DIAF rend une décision confirmant le refus d’engagement pour les motifs déjà communiqués. Elle précise à cette occasion que la candidate retenue a finalement renoncé au poste. Le poste est finalement revenu à un candidat de sexe masculin, également engagé au sein de la Fédération des sociétés de chasse.

La candidate écartée recourt au Tribunal cantonal (TC) et conclut à ce que la DIAF lui verse un montant correspondant à deux mois de salaire pour le poste mis au concours, à titre d’indemnité sanctionnant une discrimination à l’embauche à raison du sexe. Après avoir entendu les parties, le TC rejette le recours. Il considère que la candidate a été écartée en raison de son profil et de sa participation au groupe de travail chargé de la révision de l’ordonnance, mal perçue par les gardes-faune. A ses yeux, la DIAF a certes violé son devoir de motiver la décision de refus d’embauche, mais cette violation a été réparée en procédure de recours, au travers des échanges d’écritures et de l’audience de comparution personnelle.

La recourante porte alors l’affaire devant le Tribunal fédéral, lequel doit déterminer si la recourante a apporté la preuve d’un refus d’embauche discriminatoire.

Droit

Le Tribunal fédéral commence par rappeler que la loi sur l’égalité interdit de discriminer directement ou indirectement les travailleurs à raison du sexe, notamment à l’embauche (art. 3 al. 1 et 2 LEg). Lorsque la discrimination porte sur un refus d’embauche, la personne lésée ne peut prétendre qu’au versement par l’employeur d’une indemnité d’au maximum 3 mois de salaire (art. 5 al. 2 et 4 LEg). Cela vaut également dans les rapports de droit public, la prétention pouvant alors être soulevée par le biais d’un recours contre la décision de refus d’embauche (art. 13 al. 2 LEg).

Il relève ensuite que l’art. 6 LEg, qui instaure un assouplissement du fardeau de la preuve d’une discrimination à raison du sexe (il suffit à la partie demanderesse de rendre vraisemblable l’existence d’une discrimination par l’apport d’indices objectifs pour engendrer un renversement du fardeau de la preuve), ne s’applique pas à l’embauche. La personne qui allègue une discrimination à l’embauche doit donc établir l’existence d’un motif discriminatoire ainsi que son caractère causal dans la décision du refus d’embauche (art. 8 CC).

Le Tribunal fédéral concède néanmoins que cette preuve est excessivement difficile à rapporter.

Par comparaison, dans le domaine du congé abusif, la jurisprudence tient compte des difficultés à apporter la preuve d’un élément subjectif. Le tribunal peut présumer en fait l’existence d’un congé abusif lorsque l’employé présente des indices suffisants pour faire apparaître comme non réel le motif avancé par l’employeur. De même, la jurisprudence admet un allègement du fardeau de la preuve du harcèlement psychologique, laquelle peut être apportée sur la base d’un faisceau d’indices convergents. En matière de harcèlement sexuel également, lui aussi exclu de l’allègement de l’art. 6 LEg, la jurisprudence se contente en principe d’indices convergents.

Mutatis mutandis, le Tribunal fédéral considère qu’il se justifie, en matière de discrimination à l’embauche, d’admettre que le tribunal puisse se satisfaire d’une preuve fondée sur une vraisemblance prépondérante. Font notamment partie des indices pertinents le contenu de l’offre d’emploi, la motivation écrite du refus d’embauche ou encore un comportement contradictoire de l’employeur.

En l’espèce, la recourante fait valoir que le TC a contrevenu à l’interdiction de l’arbitraire (art. 9 Cst.) en omettant de tenir compte d’éléments propres à démontrer que le prétendu motif de non-engagement (son rôle dans le groupe de travail chargé de la révision de l’ordonnance), apparu pour la première fois lors de l’audience, n’était pas objectivement décisif.

Le Tribunal fédéral relève en effet que le TC s’est focalisé sur la question de la participation de la recourante au groupe de travail susmentionné en se fondant uniquement sur certaines déclarations de témoins faites lors de l’audience. Or, plusieurs éléments remettent en question le caractère objectivement décisif de ce facteur, en particulier :

  • L’un des témoins ayant affirmé que la participation au groupe de travail constituait le motif principal de non-engagement de la recourante a également déclaré que le poste de garde-faune était un emploi à 100 %, que les horaires étaient très irréguliers, que les conditions-cadres n’étaient pas optimales pour les femmes ou pour la vie de famille en général.
  • A la question de savoir pourquoi c’était soudainement la personnalité de la recourante qui était remise en cause alors que le motif officiel de non-engagement fourni jusque-là avait été que les autres candidats étaient meilleurs, un autre témoin ayant affirmé que la participation au groupe de travail avait été décisive a répondu qu’il y avait toujours eu quelqu’un de meilleur. Rendu attentif au fait que la recourante possédait de meilleures compétences que le garde-faune finalement engagé, il a toutefois indiqué qu’il ne fallait pas toujours prendre la meilleure personne, mais la bonne personne. A ses yeux, si le garde-faune avait certes fait partie de la Fédération des sociétés de chasse comme la recourante, il n’avait pas endossé un rôle exposé. Quant à la recourante, si elle démontrait certes une approche professionnelle permettant des collaborations fructueuses avec le service, son intégration dans le corps des gardes-faune était « une autre paire de manches ».
  • Enfin, un autre témoin ayant déclaré qu’il était convaincu que la participation au groupe de travail avait pu influencer négativement l’acceptation de la recourante par les gardes-faune avait également indiqué qu’il n’y avait pas de possibilité qu’une femme devienne garde-faune.

Compte tenu de ces déclarations, le Tribunal fédéral considère que ce n’est pas la participation au groupe de travail, mais bel et bien l’intégration d’une femme dans le corps des gardes-faune composé exclusivement d’hommes qui semblait poser un problème. Il relève au surplus que l’affirmation du premier témoin cité relative aux modalités du poste prétendument pas optimales pour les femmes ou pour la vie de famille, « repos[ant] sur une conception traditionnelle des rôles féminin et masculin, est de nature sexiste ». Un refus d’embauche est d’ailleurs présumé discriminatoire lorsqu’il est motivé par la situation familiale. Par ailleurs, le seul fait que la DIAF avait en premier lieu retenu la postulation d’une femme pour le poste ne suffit pas pour nier l’existence d’une discrimination. Compte tenu de plusieurs éléments de fait, on ne peut en effet exclure qu’il s’agissait d’un choix alibi, ce qu’il incombait au TC d’instruire.

Dans ce contexte, le Tribunal fédéral considère que le TC a établi les faits et apprécié les preuves de façon arbitraire en ne tenant pas compte des éléments susvisés, propres à modifier sa décision.

A cela s’ajoute que le TC n’a pas du tout discuté le rapport d’expertise établi par la Commission cantonale de conciliation en matière d’égalité entre les sexes dans les rapports de travail, qui relevait un certain nombre d’indices allant dans le sens d’une discrimination, à savoir :

  • Aucune femme n’a jamais été engagée comme garde-faune.
  • La recourante a été évincée 5 fois au profit d’une candidature masculine, bien qu’elle bénéficie d’une excellent dossier.
  • La procédure de recrutement a été menée exclusivement par des hommes.
  • Seuls des hommes exercent des fonctions-cadres dans le Service en question.
  • La base légale régissant le domaine des gardes-faune ne s’adresse qu’aux hommes.
  • Le métier de garde-faune est typiquement masculin, ce qui augmente le risque de discrimination à raison du genre.

Aux yeux du Tribunal fédéral, un tel rapport « constitue [pourtant] incontestablement un moyen de preuve pertinent dans un litige portant sur la question d’une discrimination à l’embauche ». En faire abstraction sans explication contrevient dès lors également à l’interdiction de l’arbitraire.

Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal fédéral admet le recours et renvoie la cause au TC afin qu’il établisse les faits et apprécie les preuves dans le respect de l’art. 9 Cst.

Proposition de citation : Camilla Jacquemoud, La discrimination à l’embauche d’une candidate au poste de garde-faune, in : https://www.lawinside.ch/1275/