Droit à une autorisation de séjour fondé sur la protection de la vie privée (art. 8 CEDH) : précision de la jurisprudence en cas de séjour illégal

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ATF 149 I 207 | TF, 03.05.2023, 2C_734/2022*

Lorsqu’une personne ne remplit pas la condition d’un séjour légal de minimum 10 ans en Suisse, elle ne bénéficie pas de la présomption d’enracinement selon laquelle lui refuser une autorisation de séjour porterait atteinte à sa vie privée (art. 8 CEDH). En revanche, elle peut toujours faire valoir qu’elle bénéficie d’une intégration sociale et professionnelle particulièrement réussie, qui impose, toujours en application de l’art. 8 CEDH, de lui délivrer un titre de séjour.

Faits

Un ressortissant de Côte d’Ivoire bénéfice d’une autorisation de séjour compte tenu de son mariage avec une ressortissante helvétique en 1995. Deux enfants, aujourd’hui majeurs, naissent de cette union. Le couple divorce en 2000. L’autorisation est renouvelée à plusieurs reprises jusqu’en 2007. Cette année-là, il dépose une demande de changement de canton auprès des autorités genevoises. Ces dernières lui adressent plusieurs courriers de demande de compléments d’information. Les demandes restent sans réponse.

L’intéressé continue à résider à Genève sans titre de séjour. Il n’exerce pas d’activité lucrative et présente des dettes d’environ CHF 100’000.-. Il est condamné à plusieurs reprises pour violation de son obligation d’entretien. Il s’investit dans la vie associative de plusieurs communautés religieuses.

En 2017, il dépose une demande de renouvellement de son autorisation de séjour auprès de l’Office cantonal de la population et des migrations de la République et canton de Genève (ci-après : Office). L’Office considère que la demande doit être examinée comme une demande de nouvelle autorisation de séjour pour cas individuel d’extrême gravité. Il refuse d’octroyer une telle autorisation et prononce le renvoi du ressortissant de Suisse.

Le requérant forme recours contre la décision de l’Office auprès des instances cantonales. Le Tribunal administratif de première instance, puis la Cour de justice de la République et canton de Genève, rejettent le recours et confirment le refus d’autorisation de séjour litigieux.

Il interjette alors un recours en matière de droit public auprès du Tribunal fédéral qui doit déterminer si le refus d’octroi d’autorisation de séjour est conforme au droit au respect de sa vie privée (art. 8 CEDH).

Droit

A titre préliminaire, le Tribunal fédéral relève que le recourant ne peut se prévaloir d’aucun droit à séjourner dans le pays en vertu de la législation interne (cf. art. 42 et 50 LEI). En effet, il est divorcé et il ne bénéfice plus d’aucun titre de séjour. De plus, il ne peut bénéficier de la protection de la vie familiale (art. 8 CEDH), ses enfants étant majeurs et n’entretenant pas de lien de dépendance particulier avec lui. Seul un droit de demeurer en Suisse tiré de la protection de sa vie privée garantie par l’art. 8 CEDH peut dès lors entrer en ligne de compte. En effet, le Tribunal fédéral reconnaît sur le principe que le refus d’octroyer ou renouveler une autorisation de séjour, impliquant une mesure d’éloignement de Suisse, peut potentiellement violer l’art. 8 CEDH.

Le recourant affirme avoir tissé d’importants liens sociaux avec la Suisse, propres à fonder un droit à séjourner en Suisse conformément à la jurisprudence du Tribunal fédéral (ATF 144 I 266, résumé in  : LawInside.ch/631). Dans l’arrêt en question, le Tribunal fédéral a posé une présomption selon laquelle une personne qui a séjourné de façon légale depuis plus de 10 ans dans le pays a développé des liens sociaux à ce point étroits qu’un refus de renouvellement d’autorisation ne peut être prononcé que pour des motifs sérieux. Contrairement à l’avis de certains auteurs, le Tribunal fédéral relève que l’objectif de cet arrêt n’était pas de fixer de manière exhaustive les conditions auxquelles une personne d’origine étrangère peut invoquer le droit au respect de la vie privée consacré à l’art. 8 CEDH, mais de simplifier l’application de l’art. 8 CEDH en présence d’un séjour légal d’au moins dix ans.

Par la suite, le Tribunal fédéral a eu l’occasion de préciser que la présomption d’enracinement déduite d’un séjour légal de 10 ans ne pouvait être invoquée qu’en cas de renouvellement ou de prolongation de titres de séjour et non lorsqu’il s’agissait de délivrer un nouveau titre de séjour.

Ainsi, en cas de séjour d’une durée supérieure à dix ans mais illégal, la personne étrangère ne peut pas se prévaloir de la présomption d’enracinement posée par l’ATF 144 I 266. Cela comprend également la situation d’une personne ayant vécu sans autorisation en Suisse malgré une décision de refus de renouvellement de son permis entrée en force, même s’il a précédemment vécu en Suisse au bénéfice d’un titre de séjour pendant 10 ans. Dans un tel cas, le Tribunal fédéral précise qu’il convient en revanche d’examiner si la personne étrangère peut prétendre à l’octroi d’un titre de séjour en raison d’une intégration particulière, conformément à la jurisprudence de base relative au droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH). Il n’est effectivement pas exclu que cette personne puisse invoquer ce droit pour obtenir une autorisation de séjour initiale. Dans un premier temps, cela implique de se demander si les relations qu’entretient la personne étrangère sont particulièrement intenses en Suisse. Si tel est le cas, il faut dans un second temps procéder à une pesée des intérêts en présence.

En l’espèce, le recourant a certes séjourné en Suisse de manière légale pendant plus de 10 ans, mais il a ensuite laissé son titre de séjour s’éteindre et a passé plus de dix ans dans la clandestinité. La présomption de l’ATF 144 I 266 ne trouve donc pas application. Le Tribunal fédéral examine alors la situation sous l’angle de la jurisprudence de base. Il constate que les liens d’amitié tissés par le requérant et sa participation à des activités religieuses n’ont rien d’extraordinaire après un séjour de trente ans en Suisse. Les diverses condamnations pénales du recourant, ses dettes importantes et son absence de volonté de s’insérer sur le marché du travail démontrent en outre que ses relations de nature professionnelle ou sociale en Suisse ne sont pas particulièrement intenses. Dans ces circonstances, le Tribunal fédéral estime qu’il n’est pas possible de retenir que le recourant soit particulièrement bien intégré en Suisse. Il ajoute qu’il convient de relativiser l’importance des activités du recourant afin de ne pas encourager les étrangers à vivre dans notre pays sans titre de séjour.

Au vu de ce qui précède, le Tribunal fédéral considère que le refus de l’autorisation de séjour ne porte pas atteinte à la vie privée du requérant (art. 8 CEDH) et rejette le recours.

Proposition de citation : Margaux Collaud, Droit à une autorisation de séjour fondé sur la protection de la vie privée (art. 8 CEDH)  : précision de la jurisprudence en cas de séjour illégal, in : https://www.lawinside.ch/1323/