Le scandale du dieselgate et la notion de dommage
En droit suisse, la notion de dommage s’apprécie en application de la théorie de la différence qui se fonde sur l’état du patrimoine à deux moments précis. Ainsi, à défaut de perte patrimoniale, il n’y a pas de dommage. En ce sens, les dommages dits normatifs ne sont pas réparés en droit suisse, excepté le dommage ménager et l’aide gratuite apportée par les proches. Toute autre conception « normative » est exclue. En particulier, le fait d’avoir conclu un contrat qui n’aurait raisonnablement pas été conclu en toute connaissance de cause ne fonde pas un dommage.
Faits
En 2010, une femme (la recourante) achète un véhicule d’une marque connue, équipé d’un moteur diesel. Ce véhicule a été fabriqué par une filiale sise en Suisse dont la société mère a son siège en Allemagne (la société intimée). Par communiqué officiel en 2015, la société intimée indique que certains de ses véhicules équipés d’un moteur diesel présentent des écarts significatifs entre les données officielles relatives aux émissions de CO2 et celles de conduite réelle. Quelque temps plus tard, elle met à disposition des détenteurs de véhicules concernés un logiciel gratuit permettant de les mettre aux normes. La recourante n’installe toutefois pas ce logiciel sur son véhicule, qui est alors interdit de circulation en 2018.
En 2020, la recourante introduit une action en paiement contre la société devant le Tribunal de commerce du canton de Zurich. Elle sollicite le paiement de dommages-intérêts en application notamment des art. 41 et 55 CO et conclut entre autres au versement d’un montant de près de CHF 33’000 correspondant au prix d’achat de la voiture, le tout intérêts en sus et en échange de la restitution du véhicule.
Le Tribunal de commerce du Canton de Zurich rejette l’action. La détentrice du véhicule forme alors recours devant le Tribunal fédéral, lequel se penche sur la question de savoir si le comportement (prétendument) illicite de la société intimée, à savoir l’utilisation d’un logiciel manipulant les valeurs de gaz d’échappement, a causé un dommage à la recourante au sens du droit de la responsabilité civile.
Droit
La recourante soutient avoir subi un dommage car elle a conclu un contrat de vente qu’elle n’aurait raisonnablement pas passé si elle avait eu connaissance du trucage du logiciel. Cette argumentation se fonde notamment sur un arrêt de la Cour fédérale de justice allemande (arrêt VI ZR 252/19 du 25 mai 2020) rendu dans une affaire tout à fait similaire puisque relative au scandale des émissions de moteur diesel. Cette jurisprudence considère que la théorie de la différence ne peut pas toujours être appliquée de manière stricte pour déterminer si un dommage est survenu ou non. Cette théorie doit au contraire toujours faire l’objet d’un contrôle normatif et le juge doit examiner si le résultat obtenu en application de cette théorie correspond au but de protection de la responsabilité civile et à la fonction réparatrice du dommage. Selon la Cour fédérale de justice allemande, celui qui conclut un contrat du fait d’un acte illicite qu’il n’aurait pas conclu en toute connaissance de cause peut subir un dommage si la conclusion du contrat apparaît « déraisonnable ». Une telle solution s’impose selon la Cour précitée dans la mesure où le droit à la réparation ne sert pas seulement à compenser une atteinte objective au patrimoine mais aussi à protéger le droit à l’autodétermination économique d’un individu.
Ainsi, de l’avis de la Cour fédérale de justice allemande, le fait que le véhicule ait été effectivement utilisé par l’acheteur et que le risque d’interdiction d’utilisation du véhicule ne se soit pas concrétisé n’est pas déterminant ; ce qui l’est par contre est que l’achat du véhicule aurait paru déraisonnable à toute personne en connaissance de cause. Cet « engagement involontaire » constitue un dommage et l’acheteur a le droit, en vertu du droit de la responsabilité civile, d’être replacé dans la situation qui serait la sienne s’il n’avait pas conclu le contrat.
Toutefois, le Tribunal fédéral considère que cet avis ne peut être suivi en droit suisse.
Il rappelle à ce sujet que, de jurisprudence constante, l’existence d’un dommage s’apprécie en application de la théorie de la différence selon laquelle le dommage réside dans la diminution involontaire du patrimoine net, correspondant à la différence entre l’état actuel du patrimoine du lésé et l’état hypothétique qu’il aurait si l’évènement dommageable ne s’était pas produit (notamment ATF 148 III 11, c. 3.2.3). Ainsi, un dommage n’existe qu’en présence d’une différence patrimoniale (ATF 115 II 474, c. 3a). La réparation d’un dommage normatif, à savoir d’un dommage ne reposant pas sur une diminution du patrimoine, est admise uniquement dans deux cas de figure, à savoir le dommage ménager et l’aide gratuite apportée par les proches de la victime (ATF 132 III 379, c. 3.3.2).
Or, en l’occurrence, la recourante ne démontre pas que le comportement de la société intimée lui a causé un préjudice patrimonial concret. En particulier, elle ne prétend pas que la valeur vénale hypothétique du véhicule serait supérieure à sa valeur actuelle après installation de la mise à jour du logiciel proposé. Elle ne se prévaut pas non plus d’une moins-value commerciale (ATF 145 III 255, c. 4.4.2), ni de frais de mise à niveau du véhicule, ni d’autres frais comme une consommation accrue de carburant (TF, 06.09.19, 4A_113/2017, c. 4.3.3). Elle n’a par ailleurs pas établi que le véhicule ne fonctionnait pas dûment ou qu’il aurait été concerné par des restrictions d’utilisation imposées par les autorités.
Le Tribunal fédéral précise que la conception de la Cour fédérale de justice allemande tendant à considérer qu’un « engagement involontaire » peut constituer un dommage est étrangère au droit suisse. Selon ce dernier, la conclusion « involontaire » d’un contrat d’achat d’un véhicule ne constitue pas un dommage réparable, faute d’entraîner une quelconque perte économique concrète.
Ainsi, faute pour la recourante d’avoir démontré avoir subi un dommage au sens de la responsabilité civile, en particulier au sens des art. 41 et 55 CO, le Tribunal fédéral constate qu’il n’est pas nécessaire de se pencher sur les autres conditions de la responsabilité et rejette le recours.
Note
Cet arrêt aborde également la question de la compétence du Tribunal de commerce du canton de Zurich dans la mesure où la recourante a formulé un second chef de conclusions tendant au versement par la société intimée d’un montant d’env. EUR 3’000, correspondant à des frais de réparation de la boîte à vitesse du fait d’une défectuosité survenue en 2016 en Allemagne.
La compétence matérielle du Tribunal de commerce zurichois à titre d’instance cantonale unique se fonde tant sur l’art. 5 al. 1 let. d CPC que sur l’art. 6 CPC.
Sa compétence « internationale » doit au demeurant être distinguée en ce qui concerne le poste du dommage relatif au véhicule et celui relatif aux frais de réparation de la boîte à vitesse. En effet, la compétence de l’autorité précitée est donnée en ce qui concerne le premier poste du dommage en application de l’art. 24 CL, ce que les parties ne contestaient d’ailleurs pas. Toutefois, s’agissant des frais de réparation de la boîte à vitesse, l’art. 5 ch. 3 CL prescrit qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un Etat membre peut être attraite dans un autre Etat membre en matière délictuelle devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit. Néanmoins, in casu, le Tribunal fédéral constate que lesdits frais ne découlent pas d’un acte dommageable que la société intimée aurait commis en Suisse. D’ailleurs, le siège de l’intimée se trouve en Allemagne et le dommage relatif à la boîte à vitesse s’est produit dans cet Etat, de sorte que ni le lieu de l’action ni celui du résultat ne se trouvent en Suisse. L’autorité intimée n’est donc pas entrée en matière sur cette demande à juste titre.
Proposition de citation : Florence Perroud, Le scandale du dieselgate et la notion de dommage, in : https://www.lawinside.ch/1325/