Le blocage de la rue Centrale à Lausanne par des militant·e·s pour le climat

Télécharger en PDF

TF, 16.01.2024, 6B_1460/2022

(i) Seul·e·s les organisateurs·trices d’une manifestation peuvent être condamné·e·s pour une contravention à l’obligation de demander une autorisation préalable. (ii) En l’espèce, les faits établis par l’autorité précédente ne permettent pas de déterminer si l’action des manifestant·e·s remplit les éléments constitutifs des infractions à l’art. 286 CP et l’art. 239 CP. (iii) Sur le principe et vu les circonstances, la condamnation des activistes ne viole pas la liberté de réunion au sens de l’art. 11 CEDH car la perturbation qu’elles et ils ont engendrée était trop importante et l’ingérence de l’autorité répondait à des buts légitimes (art. 11 al. 2 CEDH).

Faits

En décembre 2019, des manifestant·e·s se réunissent sur la rue Centrale à Lausanne et bloquent par leur présence le trafic, bus et véhicules d’urgence compris. La circulation est déviée. La police les somme à plusieurs reprises de quitter les lieux. A défaut d’obtempération, elle les évacue un par un.

Les manifestant·e·s n’ont pas demandé d’autorisation préalable. Elles et ils ont uniquement annoncé leur action aux Transports publics lausannois et leurs revendications aux autorités.

En définitive, la police interpelle et identifie 90 personnes. Le Tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne condamne cinq manifestant·e·s pour entrave aux services d’intérêt général (art. 239 CP), empêchement d’accomplir un acte officiel (art. 286 CP), violation des règles de la circulation routière (art. 90 LCR) et contravention à l’obligation d’obtenir une autorisation préalable pour les manifestations publiques (art. 25 de la Loi sur les contraventions vaudoise (LContr/VD) cum 41 du Règlement général de la police de la Commune de Lausanne (RPG)). La Cour d’appel rejette le recours et confirme le jugement de première instance.

Les intéressé·e·s interjettent alors un recours en matière de droit pénal au Tribunal fédéral qui doit déterminer (i.) si les causes ont été disjointes sur la base d’un motif objectif, (ii.) si la maxime d’accusation a été violée, (iii.) si la condamnation pour manifestation sans autorisation est justifiée, (iv. et v.) si les infractions reprochées aux art. 286 CP et 239 CP sont réalisées, et (vi.) si la condamnation viole le droit à la liberté de réunion (art. 11 CEDH).

Droit

En premier lieu, les recourant·e·s reprochent aux instances cantonales de ne pas avoir joint les causes de tout·e·s les prévenu·e·s ayant participé à la manifestation.

Le Tribunal fédéral commence par rappeler qu’en vertu du principe de l’unité de la procédure pénale, s’il existe plusieurs coauteurs, les infractions doivent être poursuivies et jugées conjointement, notamment afin d’éviter les jugements contradictoires (art. 29 al. 1 lit. b CPP). La disjonction des procédures reste l’exception mais peut être ordonnée si des raisons objectives le justifient. En l’espèce, le Tribunal fédéral constate que le nombre élevé de co-prévenu·e·s, une centaine, donne lieu à des difficultés pratiques insurmontables. La jonction des causes serait incompatible avec le principe de célérité. La Cour cantonale a donc procédé à une disjonction des causes sur la base de motifs objectifs. Le Tribunal fédéral rejette ce grief.

En deuxième lieu, les recourant·e·s invoquent une violation de la maxime d’accusation ; selon elles et eux, les ordonnances pénales ne sont pas suffisamment détaillées.

Selon l’art. 9 CPP, une infraction ne peut faire l’objet d’un jugement que si le ministère public a déposé auprès du tribunal compétent un acte d’accusation dirigé contre une personne déterminée sur la base de faits précisément décrits (cf. ég. art. 325 al. 1 CPP). L’acte d’accusation doit contenir tous les éléments constitutifs de l’infraction reprochée. En l’espèce, le Tribunal fédéral relève que les ordonnances contiennent tous les éléments nécessaires, tels que les actes concrètement reprochés. Contrairement à l’avis des recourant·e·s, le fait que les ordonnances soient identiques quant aux faits et à la motivation juridique n’est pas problématique puisqu’il s’agit d’une manifestation collective. En outre, il est de facto impossible d’inventorier chaque fait et geste de chaque manifestant·e·s. Le Tribunal fédéral rejette ce grief.

En troisième lieu, les recourant·e·s contestent leur condamnation pour contravention à l’art. 25 LContr/VD en relation avec l’art. 41 RPG : selon elles et eux, seul·e·s les organisateurs·trices peuvent être condamné·e·s sur la base de cette disposition.

Le Tribunal fédéral relève que l’art. 41 RPG détermine quelles sont les manifestations qui doivent être autorisées : « toutes les manifestations publiques ou privées organisées dans des lieux ouverts au public, notamment les rassemblements, les cortèges, les spectacles, les conférences, les soirées (dansantes ou autres) ou les expositions, sont soumises à une autorisation préalable de la Direction ». Cette disposition ne mentionne pas les participant·e·s et elle ne prévoit pas qu’elles et ils doivent s’assurer que la manifestation a été autorisée au préalable. Partant, l’interprétation littérale de l’art. 41 RPG est claire et il n’y a aucune raison objective de s’en écarter. En l’espèce, les recourant·e·s ne comptent pas parmi les organisateurs·trices. En les condamnant pour violation de cette disposition, la Cour cantonale a interprété arbitrairement le droit cantonal. Le Tribunal fédéral annule donc le jugement cantonal sur ce point et renvoie la cause à la Cour cantonale.

En quatrième lieu, les recourant·e·s soutiennent que le rapport de police n’est pas assez précis pour les condamner pour empêchement d’accomplir un acte officiel (art. 286 CP).

Le Tribunal fédéral rappelle que lorsqu’on parvient, par une certaine activité, à éviter effectivement ou qu’on rend plus difficile l’accomplissement d’un acte officiel d’une autorité ou d’un·e fonctionnaire, on se rend coupable d’une infraction à l’art. 286 CP. En l’espèce, l’état de fait retenu par l’autorité cantonale expose que la police a procédé à des injonctions de quitter les lieux mais sans préciser les circonstances de l’interpellation des recourant·e·s. Les ordonnances de condamnation font quant à elles uniquement état de résistance physique de la part de manifestant·e·s et le rapport de police décrit l’intervention des pompiers sans préciser qui est à l’origine de cette intervention. Le Tribunal fédéral conclut que le jugement est lacunaire et qu’il ne peut pas déterminer sur cette base si les éléments constitutifs de l’infraction à l’art. 286 CP sont réunis. Il renvoie la cause à l’autorité cantonale pour qu’elle complète l’état de fait.

En cinquième lieu, les recourant·e·s estiment qu’une partie des faits qui leur sont reprochés est sans rapport avec l’infraction d’entrave aux services d’intérêt général (art. 239 CP) et que leurs actions n’ont pas atteint le seuil d’intensité minimal requis par cette infraction.

Le Tribunal fédéral rappelle que l’art. 239 CP tend principalement à protéger l’intérêt du public à ce que certaines entreprises fournissent leurs services à la collectivité sans perturbation. L’infraction est réalisée si la perturbation est d’une certaine intensité, par exemple lorsqu’elle s’étend sur une certaine durée. En l’espèce, l’état de fait cantonal retient deux éléments : premièrement, une ambulance a été ralentie et déviée, et, secondement, les bus ont été déviés, engendrant ainsi des retards de 30 à 40 minutes. Sur le premier point, le Tribunal fédéral se joint à l’avis des recourant·e·s : l’ambulance n’est pas une entreprise de transport au sens de l’art. 239 CP puisque le cercle de ses bénéficiaires est restreint. Elle n’est pas à la disposition de chacun. S’agissant du second point, le Tribunal fédéral constate que le jugement cantonal est lacunaire car son état de fait ne précise pas quelles lignes de bus sont concernées et pour combien de temps notamment. Dès lors, il n’est pas possible de juger l’intensité de la perturbation. Partant, il annule le jugement sur ces deux points et renvoie la cause.

En dernier lieu, les recourant·e·s invoquent une violation de la liberté de réunion. Selon elles et eux, l’ingérence des autorités ne poursuivait pas un but légitime, mais un but inavoué de persécution politique.

Le Tribunal fédéral rappelle que la liberté de réunion est garantie en droit interne par l’art. 22 Cst. et en droit international par l’art. 11 CEDH. Selon l’art. 11 al. 2 CEDH, il est possible de prévoir des restrictions à cette liberté si elles poursuivent un but légitime, tels que la défense de l’ordre, la sûreté publique ou la protection des droits d’autrui. La CourEDH a précisé que le but invoqué par l’autorité doit être interprété avec une certaine souplesse.

Premièrement, le Tribunal fédéral constate que la manifestation avait pour but d’exprimer mutuellement une opinion politique et ne comportait pas d’acte spécifique de violence ou d’intervention violente. Partant, les recourant·e·s sont en droit d’invoquer l’art. 11 CEDH.

Deuxièmement, le Tribunal fédéral examine si l’ingérence de l’autorité est justifiée au sens de l’art. 11 al. 2 CEDH. En l’espèce, le Tribunal fédéral relève une certaine tolérance des autorités face à la manifestation non autorisée : la police n’est intervenue que plusieurs heures après le début et à la suite de plusieurs injonctions ignorées. Il constate que l’ingérence remplit les trois buts légitimes précités. En outre, il ne décèle pas de but inavoué de persécution politique. Les arguments invoqués par les recourant·e·s, tels que la disjonction des causes, ou le fait que, lors de l’audience d’instruction du ministère public, les seules questions posées n’avaient pas trait aux faits reprochés, ne sont que des opérations de procédure correctement effectuées. Le Tribunal fédéral ajoute que si l’on suit l’argumentaire des recourant·e·s, il ne serait possible de sanctionner aucun des actes commis dans le cadre d’une manifestation pacifique, au risque de voir ces ingérences automatiquement qualifiées de but inavoué ou de “persécution politique”.

Finalement, le Tribunal fédéral examine si la condamnation des recourant·e·s pour violation de la LCR et potentiellement l’art. 239 et 286 CP est compatible avec l’art. 11 al. 2 CEDH. Sur ce point, il relève qu’en l’absence d’acte de violence, la tolérance doit être accrue. La liberté de participer à une réunion pacifique revêt une telle importance qu’une personne ne peut en principe faire l’objet d’une sanction. La tolérance n’est toutefois pas sans limite : elle ne s’étend qu’aux situations où la sécurité n’a pas été mise en danger et la perturbation était d’un niveau mineur. Elle dépend également de la question de savoir si ses participant·e·s se sont vu offrir une possibilité suffisante d’exprimer leurs opinions.

Le Tribunal fédéral analyse les circonstances particulières et constate que les recourant·e·s ont sciemment accepté de participer à une manifestation non-autorisée alors qu’il était parfaitement possible de faire une demande. De plus, elles et ils disposaient d’autres moyens légitimes pour protéger leurs intérêts, à savoir notamment l’initiative populaire (art. 139 Cst.). En outre, la manifestation a engendré d’importantes perturbations. Par ailleurs, le Tribunal fédéral ajoute que les recourant·e·s ont annoncé aux autorités qu’elles et ils allaient manifester sur la place St-François et qu’elles et ils ont pris la décision de dernière minute de déplacer leur manifestation sur la rue Centrale pour mener à bien leur action. Les autorités ne disposaient donc pas des éléments nécessaires pour prendre les mesures pour éviter toute entrave à la circulation. En conclusion, le Tribunal fédéral considère la tolérance exercée par les autorités comme suffisante.

Au vu ce qui précède, le Tribunal fédéral conclut que l’ingérence des autorités n’a pas violé l’art. 11 al. 2 CEDH et que leur condamnation n’est pas contraire à la liberté de réunion.

Le Tribunal fédéral admet partiellement le recours, annule le jugement et renvoie la cause à la Cour cantonale pour nouvelle décision sur certains points. Pour le surplus, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Note

Cet arrêt s’inscrit dans une lignée de jugements, tous rendus en lien avec la manifestation pour le climat en date du 14 décembre 2019 à la rue Centrale à Lausanne. Le Tribunal fédéral a, dans la majorité des affaires, annulé le jugement et renvoyé l’affaire à la Cour cantonale, deux fois pour violation du droit à une procédure orale, deux fois pour instruction incomplète, et onze fois pour absence des éléments constitutifs des infractions à l’art. 239 et l’art. 286 CP.

A l’instar des autres arrêts, le Tribunal fédéral annule le jugement de la Cour cantonale sur trois points dans l’arrêt résumé ci-dessus : la contravention à l’art. 25 LContr/VD en relation avec l’art. 41 RPG, la condamnation sur la base de l’art. 286 CP et la condamnation sur la base de l’art. 239 CP. Il ne reconnaît toutefois pas la violation de l’art. 11 CEDH. Les recourant·e·s obtiennent donc partiellement gain de cause.

Il est intéressant de noter que le communiqué de presse du Tribunal fédéral relatif à cet arrêt se concentre toutefois presque qu’uniquement sur l’invocation de la violation de l’art. 11 CEDH. Le Tribunal fédéral constate que la condamnation de cinq militant·e·s pour le climat qui ont bloqué la rue Centrale à Lausanne en décembre 2019 n’est pas contraire à la CEDH. Il se borne donc à rappeler que la CEDH ne protège pas les activistes pour le climat. Il ne mentionne que brièvement les trois autres points précités.

A ce stade, le Tribunal fédéral a déjà écarté la condamnation sur la base de l’art. 25 LContr/VD et a jugé qu’il ne pouvait pas statuer sur l’art. 239 et 286 CP en l’état. Seule la condamnation sur la base de l’art. 90 LCR est certaine. Il se prononce donc abstraitement sur la conformité de l’art. 11 CEDH, sans connaître la peine à laquelle les militant·e·s vont être condamné·e·s. Toutefois, une pondération des intérêts doit toujours s’effectuer en tenant compte des circonstances concrètes, notamment s’agissant des conditions mais aussi des conséquences. Selon nous, le Tribunal fédéral devrait être plus prudent et relever que la sanction doit rester proportionnée.

Indépendant de son résultat au fond, cet arrêt mérite selon nous quelques remarques relatives aux frais de la procédure.

Les autorités cantonales ont ordonné la disjonction des procédures. Pour rappel, celle-ci ne peut être ordonnée que lorsque des raisons objectives le justifient (art. 29 CPP). Le Tribunal fédéral juge que les difficultés pratiques occasionnées par la jonction de toutes les procédures constituent en l’espèce une raison objective suffisante. Cette disjonction a toutefois vraisemblablement occasionné des frais plus élevés pour les prévenu·e·s que s’ils et elles avaient été jugé·e·s conjointement.

En effet, dans l’arrêt résumé ci-dessus, l’arrêt 6B_1436/2022 et l’arrêt 6B_1460/2022, le Tribunal fédéral condamne les recourant·e·s à CHF 1’500 de frais judiciaires. Dans les arrêts 6B_44/2023 et 6B_45/2023, il condamne les recourant·e·s à CHF 2’000 de frais judiciaires. Dans les arrêts 6B_40/2023 et 6B_134/2023, il condamne les recourant·e·s à CHF 1’000 de frais judiciaires. Dans plusieurs autres arrêts, il ne perçoit pas de frais judiciaires (6B_41/2023, 6B_42/2023, 6B_43/2023, 6B_47/2023, 6B_48/2023, 6B_370/2022, 6B_655/2022, 6B_752/2022, 6B_761/2022).

Au total, c’est ainsi un montant de CHF 10’500 a été mis à la charge des recourant·e·s, quand bien même leurs recours ont pour l’heure obtenu partiellement gain de cause à chaque fois devant le Tribunal fédéral. Par ailleurs, les variations dans le montant des frais semblent difficilement explicables puisque tous les arrêts concernent des condamnations reposant sur les mêmes faits et la même motivation juridique.

Proposition de citation : Margaux Collaud, Le blocage de la rue Centrale à Lausanne par des militant·e·s pour le climat, in : https://www.lawinside.ch/1425/