Salaire variable ou gratification ?

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TF, 01.05.2020, 4A_327/2019

Lorsque le versement d’un bonus dépend entre autres d’objectifs plus ouverts que les seuls résultats d’une entreprise, impliquant forcément une appréciation subjective par l’employeur, le bonus doit être qualifié de gratification. Son versement peut dès lors être subordonné à la réalisation de certaines conditions telles que la continuation des rapports de travail à un moment donné.

Faits

Une employée est engagée en tant que directrice des ressources humaines d’une société pour un salaire annuel de CHF 300’000. En application du plan de rémunération variable pour 2015, sur la base de ses performances de l’année, elle reçoit un montant additionnel de CHF 110’000.

Pour l’année 2016, le plan de rémunération variable indique que pour qu’un employé soit éligible au plan, la relation de travail doit avoir duré au moins trois mois durant l’année 2016 et être en force au 31 décembre 2016. En outre, si l’employé résilie le contrat pendant l’année, le paiement de la rémunération variable est exclu. Le versement effectif dépend ensuite de la réalisation d’objectifs commerciaux et de la performance individuelle de l’employé, cette dernière faisant l’objet d’une évaluation de chaque manager basée sur les critères déterminés avec l’employé en début d’année.

Ayant résilié son contrat de travail en mai 2016, l’employée est informée qu’elle n’est pas éligible au versement de la rémunération variable pour 2016.

L’employée réclame CHF 75’000 à titre de rémunération variable pour l’année 2016. Déboutée par les instances cantonales genevoises, elle saisit le Tribunal fédéral qui est amené à concrétiser sa jurisprudence en matière de gratification et salaire variable.

Droit

Le Tribunal fédéral rappelle tout d’abord sa jurisprudence en matière de bonus (déjà exposée dans l’arrêt 4A_78/2018, résumé in LawInside.ch/695). Il convient de distinguer trois cas, à savoir (1) le salaire variable(2) la gratification à laquelle l’employé-e a droit et (3) la gratification à laquelle l’employé-e n’a pas droit. La question de l’éventuelle requalification du bonus en salaire en vertu du principe de l’accessoriété (pour les salaires modestes, moyens ou supérieurs) ne se pose que dans le cas 3.

Le cas 1 (salaire variable) se caractérise par le fait qu’un montant (indépendamment de la désignation choisie par les parties) a été promis contractuellement et est déterminé ou objectivement déterminable sur la base de critères objectifs tels que le bénéfice, le chiffre d’affaires ou une participation au résultat d’exploitation.

On est en revanche dans le cas 2 ou 3 (gratification) lorsque le bonus est indéterminé ou objectivement indéterminable, en ce sens que son versement et sa quotité dépendent du bien vouloir de l’employeur. Tel est typiquement le cas lorsque le versement du bonus dépend également de l’appréciation subjective de la prestation du travailleur. Dans le cas 2 (droit à la gratification) le principe du versement d’un bonus a été convenu contractuellement ou alors le bonus a été versé régulièrement sans réserve de son caractère facultatif pendant au moins trois années consécutives. Dans le cas 3 (gratification facultative), en revanche, tant le principe que le montant du bonus dépendent du bien vouloir de l’employeur – sous réserve de sa requalification en vertu du principe de l’accessoriété. Par ailleurs, même lorsque le bonus a été versé chaque année avec la réserve de son caractère facultatif, un engagement tacite sur son versement peut être retenu (i) lorsque la gratification a été payée pendant des décennies alors même que l’employeur aurait eu des motifs d’invoquer une réserve (par exemple du fait d’une mauvaise marche des affaires) et (ii) lorsqu’en vertu du principe de la confiance il faut retenir que la réserve est une simple formule vide de sens, mais en réalité l’employeur se sent obligé de verser le bonus.

En dernier lieu, et seulement lorsqu’on est en présence d’une gratification facultative, il convient d’examiner si une gratification discrétionnaire doit être requalifiée en salaire en raison de l’absence de caractère accessoire par rapport au salaire de base. Il s’agit là d’une limitation de la liberté contractuelle qui, de jurisprudence constante, se justifie par le besoin de protection du travailleur. Une éventuelle requalification ne s’applique que pour les salaires modestes et moyens à supérieurs, la liberté contractuelle primant s’agissant des très hauts revenus.

Tant dans le cas 2 que dans le cas 3, l’employé-e n’a pas droit à une part proportionnelle de la gratification (cfr. art. 322d al. 2 CO) si les rapports de travail se terminent avant le moment auquel le bonus aurait été versé.

En l’espèce, l’employée soutient que la rémunération variable est déterminée en fonction des résultats de l’entreprise et de ce fait constituerait un élément du salaire. Le Tribunal fédéral rejette cet argument en considérant que le versement du bonus dépendait également de la réalisation d’objectifs individuels, parmi lesquels il y avait en particulier le fait de développer les compétences des membres de son équipe. La réalisation de ceux-ci dépendait largement de l’appréciation du supérieur hiérarchique. Par ailleurs, le fait que le plan fait référence à la nécessité de s’appuyer sur des éléments mesurables ne suffit pas pour retenir l’absence de subjectivité qui est propre à la gratification, tout comme l’utilisation de termes tels que “rémunération variable” ou “salaire variable” dans le plan. Aussi, le fait que le paiement du bonus est exclu en cas de résiliation du contrat de travail est un élément typique d’une gratification. Sur la base de ces éléments, le Tribunal fédéral retient que le bonus versé à l’employée doit être qualifié de gratification.

Le versement du bonus étant soumis à la condition de la continuation des rapports de travail et l’employée ayant résilié son contrat, il n’y a pas lieu de déterminer si celle-ci est facultative ou obligatoire.

Le Tribunal fédéral rejette ainsi le recours de l’employée.

Note

Le présent arrêt confirme la jurisprudence désormais bien établie en matière de bonus. Sur le plan dogmatique, la décision n’apporte pas de véritables éléments nouveaux. Sur le plan pratique, toutefois, on relève que la volonté d’établir des critères “mesurables” pour déterminer le versement et le montant du bonus n’implique pas per se que ce dernier soit qualifié de salaire. Le Tribunal fédéral retient en effet que l’évaluation de l’employé par l’employeur sur la base de critères propres à chaque employé comporte forcément une part importante de subjectivité laquelle exclut une qualification du bonus en tant que salaire. Sur ce point, le Tribunal fédéral semble saisir l’occasion de délimiter l’étendue de la notion de salaire variable à la lumière de la volonté du législateur : “La possibilité de verser un salaire variable, calculé en fonction des résultats d’une entreprise, a été explicitement prévue par le législateur (art. 322a CO) et celui-ci n’a pas exprimé sa volonté de considérer comme un salaire variable des revenus calculés en fonction de critères plus ouverts (soit des critères qui, en soi, impliquent une appréciation subjective de l’employeuse) faisant intervenir le comportement (au sens large) de l’employé durant l’exercice écoulé” (consid. 3.5.7, mise en évidence ajoutée). Ainsi, des critères d’évaluation d’un employé tels que les connaissances linguistiques, la capacité de travailler en équipe, le leadership ou encore la capacité de travailler en situation de stress (stressability) sont difficilement compatibles avec la notion de salaire (variable) en ce sens que juger de leur réalisation présuppose forcément une marge d’appréciation subjective de l’employeur. Le Tribunal fédéral semble même aller plus loin en faisant référence au concept de “critères plus ouverts faisant intervenir le comportement de l’employé”, ce qui semble suggérer que l’évaluation du comportement de l’employé comprend de par sa nature une part de subjectivité.

Une fois un bonus qualifié de gratification (cas 2 et 3), la jurisprudence reconnaît la possibilité de soumettre son versement à des conditions telles que, par exemple et comme dans le cas d’espèce, la continuation des rapports de travail à une date déterminée. Le Tribunal fédéral rappelle explicitement cet aspect dans le considérant 3.6.1.

Relevons finalement qu’en exposant sa jurisprudence en ce qui concerne le principe d’accessoriété et l’éventuelle requalification du bonus lorsque celui-ci est qualifié de gratification discrétionnaire (cas 3), le Tribunal fédéral indique qu’une gratification “[…] ne peut aller au-delà d’un certain pourcentage [du] salaire de base convenu” (consid. 3.2, mise en évidence ajoutée). Cette proportion qui doit exister pour qu’une gratification (voire une partie de celle-ci) ne soit pas requalifiée en salaire n’est pas établie par la jurisprudence et a fait l’objet d’une récente contribution doctrinale (Nicolas Curchod/Emmanuel Piaget, Requalification d’une gratification facultative en salaire, in : Jusletter 10 août 2020). En analysant la jurisprudence, les auteurs relèvent de façon intéressante que le besoin de protection du travailleur dépend (même à l’intérieur des catégories salaires modestes et moyens à supérieurs) du montant du salaire dans le cas d’espèce : tendanciellement, plus celui-ci est élevé, plus le pourcentage représenté par la gratification par rapport au salaire de base peut être élevé.

Proposition de citation : Simone Schürch, Salaire variable ou gratification  ?, in : https://www.lawinside.ch/952/