La récolte de preuves entre autorités pénales : l’entraide judiciaire prime le séquestre

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ATF 149 IV 352 | TF, 10.07.2023, 6B_1298/2022*

L’autorité pénale qui dispose de l’entraide judiciaire pour obtenir des pièces en mains d’une autre autorité ne peut utiliser des mesures de contraintes procédurales comme le séquestre afin d’obtenir les documents, même en cas de risque de destruction des preuves. Les preuves obtenues sans passer par l’entraide judiciaire ne sont dès lors pas exploitables, à moins que leur exploitation ne soit indispensable pour élucider des infractions graves (art. 141 al. 2 CPP).

Faits

Un détenu se fait transférer d’établissement pénitentiaire. Au cours du déplacement, il crache au visage d’un des policiers qui l’entourent et essaie de le frapper à deux reprises. Plusieurs policiers interviennent pour mettre au sol le détenu. Le policier qui s’est fait cracher dessus plaque le détenu avec force et lui donne alors deux coups de pied. Alors qu’il est au sol et incapable de résister, le policier assène des coups de poings et de bras au détenu et lui enfonce le doigt dans l’œil.

Le Ministère public de Lenzburg-Aarau condamne le policier par ordonnance pénale pour lésions corporelles simples et abus d’autorité. Il s’est fondé sur les vidéos de surveillance de l’établissement pénitentiaire, qu’il a obtenu grâce à une perquisition. Le Bezirksgericht de Lenzburg acquitte le prévenu de l’accusation de lésions corporelles simples, mais maintient la condamnation pour abus d’autorité. L’Obergericht du canton d’Argovie confirme le jugement de la première instance.

Le prévenu forme recours en matière pénale au Tribunal fédéral. Ce dernier est amené à se prononcer sur le caractère illicite des preuves obtenues en violation des règles sur l’entraide judiciaire.

Droit

Le recourant se plaint du mode d’obtention des preuves par le Ministère public. Ce dernier a craint que les collègues du prévenu effacent les enregistrements vidéo. Il a alors ordonné la perquisition des enregistrements (art. 244 cum 246 CPP) plutôt que de demander leur transmission par voie d’entraide judiciaire (art. 43 ss CPP). Ces moyens de preuves auraient donc été obtenus en violation de l’art. 197 CPP, ce qui les rendrait illicites au sens de l’art. 141 CPP.

L’entraide judiciaire permet aux autorités pénales (Ministères publics, tribunaux, etc.) de bénéficier de mesures qui découlent de la compétence d’autres autorités fédérales ou cantonales. Il peut s’agir notamment de la production de dossiers (art. 194 CPP) ou de demandes de rapports et de renseignements (art. 195 CPP). A teneur de jurisprudence, les autorités pénales doivent en principe accorder l’entraide sans réserve (ATF 129 IV 141, consid. 3.2.1), sans examiner si la mesure est fondée ou opportune. Elles peuvent cependant limiter ou refuser l’entraide pour protéger des intérêts publics ou sauvegarder des secrets. D’ailleurs, les autorités administratives disposent d’une marge de manœuvre plus grande que les autorités pénales ; elles n’accordent pas sans réserve l’entraide, en particulier afin de garantir l’intégrité de leur devoir de fonction.

Les règles sur l’entraide judiciaire constituent ainsi des leges speciales qui priment les dispositions sur le séquestre et la production de pièces. L’autorité pénale ne peut mettre en œuvre ces procédés si l’autorité requise est obligée de fournir l’entraide judiciaire. En cas de refus de l’autorité requise de produire les preuves, l’autorité pénale a la possibilité de recourir pour demander l’exécution de la mesure (art. 48 CPP), éventuellement en requérant des mesures provisionnelles afin de garantir l’intégrité des preuves.

Fort de ces constats, le Tribunal fédéral conclut que le Ministère public a ordonné à tort la production des pièces, respectivement leur séquestre, car l’établissement pénitentiaire est une autorité cantonale soumise à l’entraide judiciaire. Le Ministère public ne peut pas au gré de sa volonté employer des mesures de contraintes procédurales plutôt que de requérir une entraide afin d’obtenir des preuves. En conséquence, les preuves obtenues sont illicites (art. 141 CPP).

Reste à apprécier si ces preuves peuvent néanmoins être exploitées afin d’élucider une infraction grave (art. 141 al. 2 CPP). L’abus de pouvoir constitue un crime (art. 312 cum 10 al. 2 CP). L’infraction protège d’une part l’intérêt de l’État à employer des fonctionnaires fiables qui usent de leur pouvoir de manière consciencieuse, et d’autre part l’intérêt des citoyens à ne pas être exposés à l’exercice arbitraire et incontrôlé de la force publique. En l’espèce, le prévenu a frappé à plusieurs reprises le détenu, qui ne représentait alors plus un danger ; ce dernier était à la merci du policier et ne pouvait se défendre. Au vu des intérêts importants que protège la disposition et des circonstances du cas, le Tribunal fédéral confirme que l’intérêt à élucider l’infraction surpasse celui du recourant à la collecte conforme au droit des moyens de preuves.

Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Proposition de citation : Arnaud Lambelet, La récolte de preuves entre autorités pénales  : l’entraide judiciaire prime le séquestre, in : www.lawinside.ch/1354/