La liberté des médias et l’insoumission à une décision de l’autorité

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ATF 147 IV 145 | TF, 6.01.21, 6B_601/2020*

Une décision autorisant les chroniqueuses et chroniqueurs judiciaires à assister à des débats à huis clos (art. 70 al. 3 CPP) peut être soumise à des conditions, lesquelles peuvent valablement être assorties de la commination prévue à l’art. 292 CP. La condamnation d’un.e journaliste pour insoumission à une décision de l’autorité (art. 292 CP) peut constituer une restriction inadmissible de la liberté d’expression et de la liberté des médias si cette condamnation n’est plus apte à atteindre le but recherché.

Faits

Une audience de jugement dans une procédure contre l’auteur d’un double homicide intentionnel a lieu à huis clos partiel, soit en présence de journalistes, mais pas du public. Au début de l’audience, la présidente du Tribunal criminel du Littoral et du Val-de-Travers demande à la presse de ne pas divulguer d’informations en lien avec les enfants du prévenu.

En cours d’audience, un journaliste mentionne toutefois la présence de l’un des enfants au moment des crimes dans un article publié en ligne. Le Tribunal criminel rend alors une décision interdisant aux médias de faire état d’informations relatives aux enfants, sous menace de l’art. 292 CP. Par la suite, le journaliste réitère sa mention à l’enfant dans les médias.

Le journaliste est alors prévenu d’insoumission à une décision de l’autorité. Le Tribunal de police libère le chroniqueur de ce chef de prévention. Le Ministère public forme un appel contre ce jugement et le Tribunal cantonal neuchâtelois condamne le journaliste à une amende de CHF 2’500. Le journaliste recourt au Tribunal fédéral, lequel doit en particulier se prononcer sur la validité des décisions prises par le Tribunal criminel ainsi que sur une éventuelle atteinte à la liberté d’expression et à la liberté des médias.

Droit

À teneur de l’art. 70 al. 1 CPP, le tribunal peut, dans certaines circonstances, ordonner un huis clos total ou partiel. Selon l’al. 3 de cette disposition, le tribunal peut, à certaines conditions, autoriser les chroniqueuses et chroniqueurs judiciaires à assister à des débats à huis clos.

À titre liminaire, le Tribunal fédéral analyse la validité de la décision prise par le Tribunal criminel en application de l’art. 70 al. 3 CPP et autorisant – sous conditions – les journalistes à assister à des débats à huis clos. Le Tribunal fédéral estime que le Tribunal criminel était en droit, sur le principe, de conditionner la participation des chroniqueuses et chroniqueurs judiciaires au débat à l’observation de règles, telles que celles visant à protéger la personnalité des enfants dont le père était jugé. En effet, il ressort expressément de la lettre de la loi que des « conditions » peuvent être imposées dans un tel cas (art. 70 al. 3 CPP). La doctrine admet aussi de telles conditions afin de garantir des intérêts légitimes. Enfin, la jurisprudence estime que la protection de la sphère privée ou de l’intégrité et du développement des jeunes personnes constitue un intérêt digne de protection pouvant justifier des atteintes à la liberté des médias et au principe de publicité de la justice (cf. ATF 143 I 194).

Se pose alors la question de savoir si les conditions imposées aux journalistes sur la base de l’art. 70 al. 3 CPP pouvaient bien être assorties de la commination prévue à l’art. 292 CP. En ligne avec la doctrine majoritaire, le Tribunal fédéral confirme ce point, la menace de l’art. 292 CP ne devant pas nécessairement être évoquée dans la loi sur laquelle se fonde la décision dont le respect est recherché.

Concernant la décision comportant une injonction au sens de l’art. 292 CP, le Tribunal fédéral note qu’en présence d’une décision rendue par un tribunal pénal et contre laquelle un recours n’a pas été formé, le tribunal chargé d’appliquer art. 292 CP ne peut revoir librement la légalité de celle-ci. Par conséquent, le Tribunal fédéral se dispense d’examiner si la décision aurait été opportune ou si elle aurait pu contrevenir au principe de la publicité des débats. 

Enfin, le Tribunal fédéral analyse la question de savoir si la condamnation du recourant selon l’art. 292 CP pouvait porter atteinte à sa liberté d’expression ou à la liberté des médias (art. 10 CEDH, art. 16 et 17 al. 1 Cst.). Pour ce faire, le Tribunal fédéral procède à une analyse des conditions permettant la restriction des droits susmentionnés sous l’angle de l’art. 36 Cst..

En l’espèce, la condamnation du journaliste sur la base de l’art. 292 CP porte bien atteinte à sa liberté d’expression et à la liberté des médias. La restriction est cependant fondée sur une base légale (art. 70 al. 3 CPP) et vise un but légitime, soit la protection de personnes contre la révélation de faits pouvant leur être préjudiciable. Sous l’angle de la proportionnalité (art. 5 al. 2 et 36 Cst.), le Tribunal fédéral estime que l’intérêt de l’enfant à ce que sa présence durant les crimes ne soit pas révélée doit être considéré comme prépondérant face à l’intérêt de ne pas restreindre la liberté de la presse. Le Tribunal fédéral estime néanmoins que la règle de l’aptitude – soit que la mesure restrictive soit apte à produire les résultats escomptés – n’a pas été observée in casu. En effet, le journaliste a été condamné pour avoir rendu public, après que la commination selon l’art. 292 CP lui a été adressée, le fait que l’un des enfants avait été témoin des crimes commis. Or cet élément avait déjà été publié. Par conséquent, lorsque le journaliste a été condamné, le but poursuivi – soit la non-révélation de l’élément en question en vue de sauvegarder les intérêts des enfants du prévenu – ne pouvait être atteint. La condamnation du chroniqueur n’était ainsi plus apte à atteindre le but recherché.

Au vu de ce qui précède, la condamnation du recourant ne respecte pas le principe de proportionnalité et consiste en une restriction inadmissible de ses droits selon les art. 5 al. 2 et 36 Cst.. Partant, le recours est admis.

Note

Cet arrêt illustre parfaitement l’importance de la mise en balance d’intérêts comme la liberté d’expression et des médias d’une part, et la protection de la sphère privée ou de l’intégrité et du développement d’autre part. Dans son analyse, le Tribunal fédéral rappelle le rôle important de pont (« Brückenfunktion ») joué par les médias entre l’activité judiciaire et le grand public, et en particulier la fonction de garde (« Wächterrolle ») tenue par les chroniqueuses et chroniqueurs judiciaires, pour le contrôle de l’activité judiciaire. En revanche, ce rôle peut être relativisé. En l’espèce, même si le fait dont la divulgation était interdite pouvait revêtir une certaine importance, il ne constituait pas non plus un élément essentiel dans la qualification d’assassinat. De plus, l’injonction s’imposait pour éviter d’exposer l’enfant concerné à une “curiosité morbide”. Dans d’autres constellations (soit par exemple en cas de divulgation – postérieure à la décision sous menace de l’art. 292 CP – de nouvelles informations relatives aux enfants, n’ayant pas été rendues publiques lors de publications précédentes), une condamnation sur la base de l’art. 292 CP aurait pu être envisagée, puisque le critère de l’aptitude aurait été rempli.

Sous un angle procédural, la validité formelle des deux décisions en cause est analysée minutieusement par le Tribunal fédéral dans cet arrêt. Dans un premier temps, le Tribunal fédéral se penche sur la validité formelle de la décision prise par le Tribunal criminel en application de l’art. 70 al. 3 CPP et autorisant – sous conditions – les journalistes à assister à des débats à huis clos. Selon le Tribunal fédéral, le Tribunal criminel a – en rendant cette décision – tranché une question préjudicielle au sens de l’art. 339 al. 2 let. e et al. 3 CPP. Puisque la décision en question constitue une décision d’instruction selon l’art. 80 al. 3 CPP, celle-ci pouvait être valablement notifiée aux parties de par sa seule consignation au procès-verbal. Partant, la décision était formellement valable. Dans un second temps, le Tribunal fédéral analyse la validité de la notification orale, de la motivation et de l’absence d’indications de voies de recours de la décision comprenant la menace de l’art. 292 CP. En ce qui concerne la notification, la décision pouvait être valablement notifiée par oral puisque le recourant se trouvait dans un cercle déterminé de personnes concernées par l’injonction du tribunal. Quant à la motivation de la décision, celle-ci a bien été communiquée aux journalistes présents aux débats. Enfin, le Tribunal fédéral considère qu’une absence d’indication relative aux voies de droit ne peut pas avoir pour effet l’invalidité de l’injonction adressée au recourant, lequel aurait d’ailleurs pu recourir contre la décision en se prévalant d’un intérêt juridiquement protégé à cet égard. Dans ce contexte, le Tribunal fédéral note en outre que la décision s’apparente à une décision de nature superprovisionnelle, dont l’efficacité est mise en doute si elle ne peut déployer des effets qu’après épuisement des voies de droit. Compte tenu de ce qui précède, la décision comportant une injonction au sens de l’art. 292 CP est donc valable d’un point de vue formel.

Proposition de citation : Marie-Hélène Peter-Spiess, La liberté des médias et l’insoumission à une décision de l’autorité, in : https://www.lawinside.ch/1029/