Le stealthing peut-il constituer un acte d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de résistance (art. 191 CP) ?

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ATF 148 IV 329 | TF, 11.05.22, 6B_265/2020*

Le stealthing (soit le fait, pour un partenaire sexuel, d’enlever son préservatif pendant l’acte sexuel à l’insu de l’autre partenaire) ne constitue pas un acte d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de résistance selon l’art. 191 CP.

Faits

Le Ministère public de Winterthur/Unterland reproche à un individu de s’être rendu coupable d’acte d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de résistance (art. 191 CP) en ayant, lors d’un rapport sexuel consenti, retiré son préservatif à l’insu de sa partenaire sans que celle-ci ne puisse s’en rendre compte, pour ensuite continuer le rapport (stealthing). L’individu aurait agi ainsi alors même que la partenaire avait exigé au préalable que le rapport soit protégé.

Le Tribunal d’arrondissement de Bülach acquitte le prévenu des faits reprochés, ce que le Tribunal cantonal de Zurich confirme en appel.

Le Ministère public interjette alors recours auprès du Tribunal fédéral, lequel se penche sur la question de savoir si le stealthing peut constituer un acte sexuel commis sur une personne incapable de résistance.

Droit

À titre préliminaire, le Tribunal fédéral revient sur le terme de stealthing, dont l’origine provient de stealth en anglais (secret, ruse), et note que le phénomène semble avoir pris de l’ampleur ces dernières années.

Le Tribunal fédéral examine ensuite la question de savoir si le comportement en cause tombe sous le coup de l’art. 191 CP et s’il porte atteinte au bien juridique protégé par cette disposition, soit l’intégrité et l’autodétermination en matière sexuelle. À teneur de l’art. 191 CP, commet un acte d’ordre sexuel sur une personne incapable de discernement ou de résistance « celui qui, sachant une personne dans un tel état, en aura profité pour commettre sur elle l’acte sexuel, un acte analogue ou un autre acte d’ordre sexuel ».

Le Tribunal fédéral note que, pour les personnes concernées, l’usage d’un préservatif ou non constitue souvent une condition essentielle pour consentir au rapport sexuel. Le préservatif sert entre autres comme moyen de contraception et de protection contre les maladies sexuellement transmissibles. Sur ces points, le Tribunal fédéral relève que le stealthing pourrait, selon les circonstances, tomber sous le coup de l’art. 122 s. CP (lésions corporelles) ou de l’art. 231 CP (propagation d’une maladie de l’homme). L’art. 191 CP, en revanche, n’a pas pour but la protection de la santé, mais uniquement l’intégrité et l’autodétermination en matière sexuelle, comportant deux dimensions : la liberté (positive) d’organiser sa vie sexuelle comme on l’entend et la liberté (négative) de ne pas être soumis à une influence sexuelle étrangère. Le droit pénal en matière sexuelle protège en première ligne cette dernière facette, soit la défense contre des actes sexuels non désirés. Or toutes les conditions personnelles et individuelles d’un rapport sexuel ne sont pas protégées. Pour être protégée, une condition doit porter sur des caractéristiques essentielles du rapport sexuel qui relèvent du droit à l’intégrité sexuelle. Dans ce contexte, la condition non respectée sous laquelle la partie plaignante a consenti au rapport sexuel, c’est-à-dire l’usage d’un préservatif, est centrale au regard du but de la norme en cause. Le Tribunal fédéral relève également l’importance du préservatif et le fait que son utilisation ou non entraîne une différence considérable dans l’intensité d’un rapport sexuel. Sur la base d’une interprétation objective et contemporaine (« zeitgemäss »), le Tribunal fédéral en conclut que le stealthing porte bien atteinte à l’autonomie et l’intégrité en matière sexuelle. In casu, la victime avait refusé tout rapport sexuel non protégé, y posant une condition dont dépendait son consentement. En faisait fi de cette condition, l’individu l’a privée de la possibilité de décider du rapport librement et de manière responsable. Par ailleurs, la pénétration non protégée ne peut pas être réduite à une simple modalité accessoire du rapport sexuel. Suite au retrait du préservatif, le rapport n’est plus consenti et constitue un nouvel acte distinct (« aliud »), lequel porte atteinte au bien juridique protégé par l’art. 191 CP.

Il reste alors à examiner si la victime était incapable de résistance au sens de l’art. 191 CP. Selon la jurisprudence, est considérée comme tel toute personne qui n’est pas en mesure de se défendre contre des contacts sexuels non désirés, parce qu’elle ne peut pas former ou exprimer (efficacement) sa volonté de défense, ou encore exprimer cette volonté par des actes. La capacité de se défendre doit avoir été complètement annihilée et non juste limitée. Dans ce contexte, le Tribunal fédéral précise que l’impossibilité de réagir doit correspondre à un état de faiblesse durable (par exemple en cas de handicap mental) ou passager (par exemple en cas de sommeil ou d’ivresse) préexistant et indépendant des modalités concrètes du rapport sexuel. Une telle incapacité à se défendre n’existe pas lorsqu’une personne ne réagit pas en raison d’autres éléments, comme par exemple en cas d’erreur quant à la nature de l’acte ou lorsque, confrontée soudainement à une agression, elle ne parvient pas à réagir à temps en raison d’un effet de surprise. En ce qui concerne le stealthing, celui-ci est caractérisé par le fait qu’une personne part faussement de l’idée que le rapport sexuel continue à être protégé. Une telle incapacité de résistance fait donc défaut dans de tels cas. En l’espèce, la victime croyait faussement que le rapport sexuel se déroulait de manière protégée. Par conséquent, elle n’a pas eu la possibilité de réagir de manière défensive. Or, selon le Tribunal fédéral, la capacité de défense de la victime est restée intacte en tant que telle (« intakt als solche »), ce qui constitue l’élément déterminant.

Enfin, le Tribunal fédéral note que le stealthing en cause pourrait tomber sous le coup de l’art. 198 CP (désagréments causés par la confrontation à un acte d’ordre sexuel), qui vise et punit de l’amende celui qui aura importuné une personne par des attouchements d’ordre sexuel. Partant, la cause est renvoyée à l’instance inférieure pour qu’elle examine ce point.

Au vu de ce qui précède, le Tribunal fédéral admet partiellement le recours.

Note

Dans son raisonnement, le Tribunal fédéral relève qu’en vertu de la jurisprudence de la CourEDH portant sur les art. 3 et 8 CEDH, ainsi que de l’art. 36 de la Convention d’Instanbul, les États liés doivent poursuivre et sanctionner tous actes sexuels non consentis. Ces engagements internationaux peuvent influencer l’interprétation du droit en vigueur, mais ils s’adressent au législateur et ne peuvent aller jusqu’à combler des éventuelles « lacunes de punissabilité » au moyen d’une interprétation extensive du droit existant, conformément au principe de la légalité. Le Tribunal fédéral rappelle également que les éléments constitutifs d’une infraction doivent en principe être interprétés de manière restrictive. Quand bien même la jurisprudence doit tenir compte de l’évolution des circonstances, il appartient au législateur de mettre le droit pénal matériel à jour en fonction des nouvelles conceptions sociétales. Dans ce contexte, le Tribunal fédéral relève qu’une révision du droit pénal relatif aux infractions en matière sexuelle, ayant pour but de moderniser ce dernier, est en cours. Il est notamment prévu que les cas d’actes sexuels entrepris par surprise, comme le stealthing, soient rendus punissables (voir les art. 189 al. 1 P-CP (atteinte sexuelle) ou art. 190 al. 1 P-CP (viol)).

Pour un résumé et commentaire de cet arrêt, voir : Alexandre Guisan, Le stealthing n’est pas punissable en tant qu’acte d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de résistance (art. 191 CP), in https://www.crimen.ch/121/ du 12 juillet 2022.

Proposition de citation : Marie-Hélène Peter-Spiess, Le stealthing peut-il constituer un acte d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de résistance (art. 191 CP)  ?, in : https://www.lawinside.ch/1234/