Blocage partiel d’un centre commercial : une démarche de protestation politique protégée par la liberté d’expression et de réunion

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TF, 18.10.2023, 6B_138/2023

Le blocage partiel d’un centre commercial dans une démarche de protestation politique bénéficie des garanties offertes par la liberté d’expression et de réunion (art. 10 et 11 CEDH cum art. 16 et 22 Cst.) et ne constitue pas, en l’espèce, un acte de contrainte (art. 181 CP).

Faits

Le 29 novembre 2019, une trentaine de manifestants mènent une action de protestation politique non-autorisée dans un centre commercial de Fribourg. Afin de dénoncer les méfaits du « Black Friday » et en particulier de la surproduction, ces derniers barrent l’accès à l’une des entrées du centre au moyen de caddies.

Parmi les manifestants, deux se trouvent à l’intérieur des caddies et cinq s’enchaînent entre eux. Malgré les sommations des forces de police, ces sept personnes refusent de quitter les lieux et demeurent attachées. Le Tribunal de police de l’arrondissement de la Sarine condamne les prévenus en première instance, notamment pour contrainte (art. 181 CP) et contravention à la loi fribourgeoise sur le domaine public (art. 19 cum 60 LDP/FR). La Cour d’appel pénale du Tribunal cantonal du canton de Fribourg acquitte les prévenus des infractions de contrainte et de contravention à LDP/FR.

Le Ministère public du canton de Fribourg forme alors recours en matière pénale au Tribunal fédéral, qui est amené à se prononcer sur la portée de la protection de la liberté d’expression et de réunion dans le contexte d’une action de protestation non-autorisée.

Droit

L’art. 181 CP réprime l’auteur qui oblige une personne à faire, ne pas faire ou à laisser faire un acte, en usant de la violence, en la menaçant d’un dommage sérieux ou en entravant d’une autre manière sa liberté d’action. La contrainte devient illicite lorsqu’elle met en œuvre un moyen ou un but contraire au droit ; l’emploi d’un moyen disproportionnée en vue du but à atteindre ou d’un moyen conforme au droit mais abusif ou contraire aux mœurs constitue également une contrainte (ATF 141 IV 437, consid. 3.2.1).

L’art. 16 al. 1 Cst. garantit la liberté d’opinion et d’information. Cela implique que toute personne puisse former, exprimer et répandre son opinion librement (art. 16 al. 2 Cst.). L’art. 10 CEDH protège de manière similaire la liberté d’expression ; il donne à chacun et chacune le droit de communiquer des informations ou idées sans subir d’ingérence des autorités publiques. De plus, l’art. 22 Cst. protège la liberté de réunion afin que toute personne puisse librement organiser des réunions et y prendre part. Sont protégées les diverses formes de regroupement de personnes qui ont pour but de former ou d’exprimer mutuellement une opinion. Le pendant de l’art. 22 Cst. est l’art. 11 CEDH, qui offre des garanties comparables. L’art. 11 § 2 CEDH admet toutefois des ingérences dans le droit garanti par la Convention lorsque des restrictions prévues par la loi sont nécessaires afin de garantir la sécurité nationale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale ou encore la protection des droits et libertés d’autrui.

Pour concrétiser ces principes dans le cadre de leurs fonctions, les autorités publiques doivent faire preuve d’une certaine tolérance ; dans le cas contraire, ces droits seraient vidés de leur substance. Par conséquent, on ne saurait infliger à un participant une sanction, aussi légère qu’elle soit, tant que ce dernier n’a pas commis d’acte répréhensible. Cette tolérance vaut également pour les manifestations non annoncées, à condition qu’elles ne causent que les perturbations inhérentes à l’exercice de la liberté de réunion.

En l’espèce, la manifestation a été conduite de manière non-violente et pacifique. Le blocage du centre commercial par des caddies, bien qu’ennuyant pour le public, ne dépasse pas la limite du désagrément inévitable lié à l’exercice de la liberté de réunion. Les manifestants n’ont visé qu’une seule sortie du centre commercial ; les autres sorties étaient libres d’accès et aisément accessibles pour le public. Ce désagrément n’équivaut donc pas au blocage d’une autoroute à trois voies, qui constitue quant à lui un acte répréhensible susceptible de sanctions (CourEDH, 15.10.2015, Kudrevičius et autres c. Lituanie, requête no 37553/05, para. 173-174). Ainsi, au vu de ces circonstances, le blocage entrepris par les manifestants n’a pas atteint l’intensité nécessaire pour admettre la commission d’une infraction de contrainte (art. 181 CP).

S’agissant du lieu de la manifestation, le Ministère public soutient qu’il ne s’agirait pas d’un lieu public et que les garanties constitutionnelles ne trouveraient dès lors pas application. Le Tribunal fédéral rappelle qu’un centre commercial est un lieu de transit destiné à accueillir de nombreuses personnes et souligne que le lieu choisi était en lien avec l’objet de la contestation et en faisait ainsi partie intégrante. Par ailleurs, la jurisprudence de la CourEDH a déjà qualifié un hypermarché de lieu public où s’appliquaient les libertés de réunion et d’expression (CourEDH, 11.06.2020, Baldassi et autres c. France, requêtes nos 15271/16). L’action se déroulait dès lors dans un lieu public, dans lequel les manifestants pouvaient librement s’exprimer et se réunir.

Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Note

Le présent arrêt est à saluer, et ceci pour deux raisons.

  1. La liberté d’expression et de réunion implique de la tolérance

« [L]a liberté d’expression comprend la liberté de choquer, de heurter ou d’inquiéter, sa limite se trouvant dans le discours de haine » (CourEDH, 11.06.2020, Baldassi et autres c. France, para. 47).

Cet arrêt marque une avancée de la jurisprudence du Tribunal fédéral relative aux libertés d’expression et de réunion pacifiques, en ligne avec la jurisprudence de la CourEDH. Après avoir rappelé que toutes les manifestations dans le domaine public bénéficiaient des garanties de la CEDH, à l’exception de celles qui ont un caractère violent (ATF 147 I 372, consid. 4.4.1), l’arrêt fixe le cadre d’exercice de ces libertés.

Premièrement, le caractère non-autorisé ou « illégal » d’une manifestation ne lui soustrait pas la protection qui découle de la liberté d’expression et de réunion (CourEDH, 03.05.2022, Bumbeș c. Roumanie, requête no 18079/15 résumé in Lawinside.ch/1191 ; CourEDH, 15.10.2015, Kudrevičius et autres c. Lituanie, requête no 37553/05 ; CourEDH, 15.11.2018, Navalnyy c. Russie, requête nos 29580/12 ; CPAR, 17.12.2021, AARP/410/2021 et 23.12.2021, AARP/411/2021 résumé in Lawinside.ch/1144). Le fait d’assujettir la tenue d’une manifestation à l’autorisation des autorités mine le droit à la liberté de réunion pacifique. Selon la jurisprudence de la Cour européenne, cette modalité n’est admissible qu’à la seule condition d’avoir pour unique but de permettre aux autorités de remplir leur obligation positive de rendre possible et faciliter l’exercice de la liberté de réunion pacifique et le bon déroulement du rassemblement (CourEDH, 13.02.2020, Ibrahimov et autres c. Azerbaïdjan, requêtes nos 63571/16, para. 79 ; CourEDH, 15.11.18, Navalnyy c. Russie, requête no 29580/12, para. 143-144 ; cf. TF, 31.08.2022, 6B_655/2022, c. 4.3). Par conséquent, l’exigence d’autorisation ne peut matériellement aller au-delà d’un régime d’annonce préalable (Genton/Favrod-Coune, Liberté d’expression et répression pénale, SJ 2022 p. 633).

Deuxièmement, notre Haute Cour admet que les démarches de protestation politique peuvent causer des nuisances, des désagréments ou des perturbations pour le public sans pour autant qu’elles deviennent des actes répréhensibles susceptibles de sanctions pénales (question déjà abordée dans les arrêts du TF, 12.12.2022, 6B_246/2022, consid. 3.2.4 et TF, 31.08.22, 6B_655/2022, consid. 4.4.2) :

« La tolérance qui est demandée aux pouvoirs publics à l’égard des rassemblements pacifiques « illégaux » s’étend aux cas dans lesquels la manifestation en cause se tient dans un lieu public en l’absence de tout risque pour la sécurité, et si les nuisances causées par les manifestants ne dépassent pas le niveau de perturbation mineure qu’entraîne l’exercice normal du droit à la liberté de réunion pacifique dans un lieu public. Elle doit également s’étendre aux réunions qui entraînent des perturbations mineures de la vie quotidienne, notamment de la circulation routière » (TF, 18.10.2023, 6B_138/2023*).

En effet, la teneur du message d’un manifestant nécessite parfois de brusquer le public et de l’interpeller. Définir quand cette nuisance devient intolérable au point d’en devenir un acte répréhensible s’apprécie en fonctions des circonstances, telles la durée et l’ampleur du trouble ainsi que la possibilité suffisante de s’exprimer pour les manifestants (CourEDH, 15.10.2015, Kudrevičius et autres c. Lituanie, para. 155-157 et 176-177).

Le Tribunal fédéral rapproche ainsi à juste titre sa jurisprudence de celle de la CourEDH, selon laquelle les actes obstructifs de protestation politique sont protégés par la liberté d’expression et de réunion (CourEDH, 03.05.2022, Bumbeș c. Roumanie résumé in Lawinside.ch/1191) :

  1. La notion de domaine public

Dans l’ATF 147 IV 297, des manifestants du climat s’étaient introduits dans une banque pour y jouer une partie de tennis. Ils entendaient dénoncer les investissements dans les énergies fossiles de la banque concernée. Le Tribunal fédéral avait alors refusé d’examiner les conditions d’admissibilité d’une ingérence dans le droit garanti à l’aune des art. 10 et 11 CEDH, car la banque ne faisait pas partie du domaine public :

« En l’occurrence, la manifestation à laquelle ont pris part les recourants ne s’est nullement déroulée sur le domaine public. Dans cette mesure, les différents arrêts de la CourEDH qu’invoquent les recourants sont sans pertinence, dits arrêts ayant pour l’essentiel trait à la problématique de la liberté d’expression et de réunion sur le domaine public. L’espace occupé dans la banque est certes accessible au public. Il s’agit cependant d’un accès conditionné à une relation de clientèle ou d’affaires avec la banque. Il ne s’agit en aucun cas d’un espace de transit ou destiné à accueillir un nombre important de personnes » (ATF 147 IV 297, consid. 3.4).

Cet arrêt du Tribunal fédéral a été porté devant la CourEDH et la cause est actuellement pendante. Il est contesté précisément parce que l’exclusion de l’application des droits fondamentaux en raison du lieu d’expression n’est pas compatible avec la jurisprudence de la Cour et viole l’art. 10 CEDH (cf. Genton/Favrod-Coune, Liberté d’expression et répression pénale, SJ 2022 p. 633, p. 638).

Sans pour autant remettre en cause la qualification de domaine privé de la succursale de la banque, l’arrêt de ce jour démontre plus de respect pour les droits fondamentaux ainsi qu’un certain pragmatisme. Un centre commercial possède évidemment une composante privée ; néanmoins, dans ce contexte, c’est son aspect de lieu de transit et ouvert à tous qui est déterminant. Autrement dit, le choix du lieu d’expression contient lui-même une dimension expressive qui bénéficie de la protection offerte par les libertés d’expression et de réunion (CPAR, 17.12.2021, AARP/410/2021 et 23.12.2021, AARP/411/2021 résumé in Lawinside.ch/1144, en particulier la note de Cuendet ; Genton/Favrod-Coune, Liberté d’expression et répression pénale, SJ 2022 p. 633). Les manifestants ont expressément choisi cet endroit, car il présentait un lien étroit avec l’objet de la contestation et le savaient fréquenté par des personnes cibles de leur action. En évitant d’exclure les droits fondamentaux en raison du lieu ou de qualifier le centre commercial de domaine privé, les juges de Mon-Repos se sont alignés sur la jurisprudence européenne (CourEDH, 11.06.2020, Baldassi et autres c. France, voir à ce propos Demay, Le droit face à la désobéissance civile, 2022, no 451 ss.).

Proposition de citation : Arnaud Lambelet, Blocage partiel d’un centre commercial  : une démarche de protestation politique protégée par la liberté d’expression et de réunion, in : https://www.lawinside.ch/1374/