La protection de la liberté et de l’intégrité sexuelles des enfants

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ATF 146 IV 153TF, 09.04.2020, 6B_1265/2019*

Lorsqu’un adulte entreprend des actes d’ordre sexuel avec une enfant de huit ans et demi, avec laquelle il se trouve dans une relation de confiance particulière, le tout dans un climat de secret, il crée une pression psychique et, partant, une situation de fait coercitive dans laquelle sa victime n’a pas d’issue. Il se rend ainsi coupable non seulement d’actes d’ordre sexuel avec des enfants (art. 187 CP) mais également de contrainte sexuelle (art. 189 CP) et, en l’espèce, de viol (art. 190 CP).

Faits

Un homme est accusé d’avoir abusé sexuellement de la fille de son ancienne compagne, née en 2005, sur une période allant d’automne 2013 à fin septembre 2015. Il est condamné par le Tribunal de district de Pfäffikon, puis par le Tribunal cantonal du canton de Zurich, pour s’être rendu coupable, à de multiples reprises, de viol, contrainte sexuelle, actes d’ordre sexuel avec des enfants, pornographie et représentation de la violence.

Le prévenu forme un recours en matière pénale auprès du Tribunal fédéral. Ce dernier est appelé à préciser la notion de situation de fait coercitive, au sens des art. 189 al. 1 et 190 al. 1 CP, afin de déterminer si, comme le prétend le recourant, il convient de l’acquitter des chefs d’accusation de viol et de contrainte sexuelle.

Droit

Le recourant conteste principalement le bien-fondé de la condamnation pour viols et contraintes sexuelles. À titre liminaire, le Tribunal fédéral indique qu’il n’est pas nécessaire que l’auteur·e use de violence au sens strict pour que l’on puisse admettre l’existence d’une situation coercitive. En effet, les circonstances peuvent aboutir à une situation de violence instrumentalisée, dite structurelle, en fonction de la relation entre l’auteur·e et sa victime, notamment eu égard à l’infériorité cognitive et à la dépendance émotionnelle et sociale de cette dernière.

Le Tribunal fédéral rappelle que les délits d’ordre sexuel commis sur des enfants de moins de 16 ans tombent sous le coup à la fois de l’art. 187 CP (mise en danger du développement de mineurs, actes sexuels avec des enfants) et des art. 189 ss CP (délits contre l’intégrité sexuelle), entre lesquels il existe un concours parfait. En effet, selon la jurisprudence et la doctrine majoritaires, ces dispositions protègent des biens juridiques distincts. Cela ressort également de l’interprétation des énoncés de fait, notamment à la lumière des peines encourues.

Citant  l’ATF 124 IV 154, le Tribunal fédéral précise que l’art. 187 CP est un délit de mise en danger abstraite visant à protéger le développement émotionnel (seelische Entwicklung) des enfants qui, par ailleurs, jouissent – au même titre que les adultes – d’une liberté et d’une intégrité sexuelles, protégées pénalement par les art. 189 ss CP. Malgré les critiques formulées par certains auteurs quant à la différenciation de ces biens juridiques, le Tribunal fédéral considère qu’il n’y a pas lieu de s’écarter de sa jurisprudence à cet égard.

Il explique que, pour que les dispositions sur la contrainte puissent trouver application, il est nécessaire que la victime soit en mesure de former une libre volonté quant à sa liberté sexuelle. En l’absence d’une telle volonté – car l’enfant, en raison notamment de son jeune âge, est incapable de discernement –, il est en effet impossible de porter atteinte à la liberté sexuelle de la victime. Il convient de faire preuve de retenue dans l’admission d’une incapacité de discernement liée à l’âge, étant donné que les actes sexuels touchent aux sphères corporelle et intime de l’enfant, dans lesquelles son aptitude à conscientiser les choses et à réagir (cas échéant de manière défensive) est plus grande que dans d’autres domaines. La limite d’âge en dessous de laquelle l’incapacité de discernement est présumée fait l’objet de controverses en doctrine. Le Tribunal fédéral a nié la capacité de discernement d’un enfant de sept ans (arrêt 6B_1194/2015 du 3 juin 2016) et estime que le seuil de quatre ans proposé par certains auteurs est manifestement trop bas. Il considère toutefois qu’il convient de trancher au regard des circonstances concrètes de chaque cas d’espèce, de sorte qu’il n’existe pas de limite d’âge fixe et absolue. Aussi longtemps que l’enfant n’est pas capable de développer sa volonté propre quant aux actes sexuels, il convient d’admettre son incapacité de discernement à cet égard – c’est alors l’art. 191 CP qui s’applique (actes d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de discernement ou de résistance).

En l’espèce, la victime était âgée de huit ans et demi à dix ans et demi au moment des faits. Selon le Tribunal fédéral, il convient d’admettre, conformément à la jurisprudence susmentionnée, qu’elle était capable de discernement vis-à-vis des actes sexuels. Cela dit, il note la nécessité de tenir compte, pour l’interprétation des conditions de la contrainte sexuelle, du stade de développement personnel de la victime – celui-ci étant loin d’être achevé – et de son influençabilité. Sitôt que l’enfant a atteint un stade de développement tel qu’il ou elle est capable de former sa propre volonté de manière autonome et indépendante, il y a lieu d’appliquer des exigences plus élevées en ce qui concerne la pression psychologique exercée activement et concrètement par l’auteur·e.

Concernant les agressions sexuelles dans le contexte social proche, une pression psychologique créant une situation de fait coercitive est donnée lorsque l’on ne peut attendre de la victime qu’elle s’oppose à la volonté de l’auteur·e. En l’absence d’une menace explicite, cette difficulté peut notamment résulter du fait que l’enfant ne souhaite pas priver l’auteur·e de quelque chose de prétendument positif. Dans ce cadre, la situation sociale et familiale de l’enfant, sa proximité avec l’auteur·e et sa fonction dans sa vie, ainsi que la manière dont il ou elle présente les actes sexuels (comme étant normaux, allant de soi, comme quelque chose de beau ou encore comme un jeu) sont décisives. Ces facteurs additionnés peuvent créer pour la victime, comme en l’espèce, une situation sans issue, dans laquelle l’auteur·e lui enlève, de fait, sa liberté de dire « non ».

Lorsque l’auteur·e assure la continuité de cette situation de contrainte par la mise en place d’un secret, cela a pour effet de faire durer l’impasse dans laquelle se trouve l’enfant. Cet élément n’est toutefois pas forcément décisif pour l’admission d’une situation de fait coercitive, que l’auteur·e crée déjà en entreprenant les premiers actes sexuels. À cet égard, le Tribunal fédéral précise que dans le cadre des art. 189 ss CP, l’auteur·e crée la contrainte. Ceci constitue une différence fondamentale avec l’abus de détresse au sens de l’art. 193 CP, soit la situation dans laquelle une personne profite de la détresse (préexistante) de sa victime.

Appliquant ce raisonnement au cas d’espèce, le Tribunal fédéral relève que l’auteur vivait sous le même toit que sa victime et jouissait d’une grande confiance de la part de la mère de l’enfant et de cette dernière, pour laquelle il jouait le rôle de personne de référence et même de père. Il avait instauré entre eux une situation de secret, lui expliquant que ce qu’ils faisaient était interdit entre les enfants et les adultes. De cette manière, il a donné à sa victime l’impression qu’elle était complice d’actes répréhensibles, ce qui, selon le Tribunal fédéral, est constitutif de pressions d’ordre psychique largement suffisantes au regard des art. 189 al. 1 et 190 al. 1 CP. Partant, le Tribunal fédéral rejoint l’instance précédente en considérant que l’auteur s’est rendu coupable de contrainte sexuelle et de viol au sens de ces dispositions.

Dans un dernier grief, le recourant reproche à l’instance précédente d’avoir fixé sa peine en violation du droit fédéral. Selon lui, le fait qu’il ait interrompu ses agissements après que la victime lui a dit « non » aurait dû être retenu à titre de circonstance atténuante justifiant une peine moins sévère. Le Tribunal fédéral balaie cet argument en exposant que l’auteur n’a pas cessé ses agissements spontanément, mais en raison d’une circonstance extérieure – la résistance nouvelle de sa victime – et que le fait qu’il n’ait pas recouru à un autre moyen de contrainte ne justifie en rien une diminution de sa peine.

Partant, le Tribunal fédéral rejette le recours.

Proposition de citation : Marion Chautard, La protection de la liberté et de l’intégrité sexuelles des enfants, in : https://www.lawinside.ch/922/