Le droit de demeurer en Suisse après la fin de l’activité économique indépendante en cas de condamnation pénale

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ATF 146 II 145 | TF, 04.02.2020, 2C_534/2019*

Un ressortissant européen qui a exercé une activité lucrative indépendante en Suisse a le droit de demeurer sur le territoire au sens de l’art. 4 Annexe I ALCP, même lorsque l’exercice de cette activité a débuté après l’âge réglementaire de la retraite. Par ailleurs, des condamnations pénales passées ne suffisent pas à justifier une mesure de renvoi en l’absence d’une mise en danger actuelle et concrète de l’ordre public suisse par la personne étrangère concernée, en vertu de l’art. 5 Annexe I ALCP.

Faits

En 2008, un ressortissant allemand né en 1935 arrive en Suisse avec son épouse, également ressortissante allemande, et obtient de l’Office des migrations du canton d’Argovie (OMCA) une autorisation de séjour EU/AELE pour exercer une activité non salariée en tant que médecin. L’autorisation d’établissement lui est accordée cinq ans plus tard. En 2016, l’intéressé est condamné par le Tribunal d’arrondissement de Zurzach pour des infractions qualifiées et répétées à la Loi sur les produits stupéfiants (LStup) et à la Loi sur les produits thérapeutiques (LPTh). Suite à cela, le Département de la santé et des affaires sociales du canton d’Argovie révoque son autorisation de pratiquer, décision que confirme le Tribunal fédéral (arrêt 2C_907/2018 du 2 avril 2019). L’OMCA révoque alors l’autorisation d’établissement de la personne concernée et ordonne son renvoi de Suisse.

L’intéressé recourt contre cette décision auprès du Tribunal administratif du canton d’Argovie, lequel admet partiellement le recours sur le point du renvoi et requiert de l’OMCA l’octroi d’un permis de séjour EU/AELE. Contre cette décision, le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) forme un recours en matière de droit public au Tribunal fédéral. Il demande que le renvoi de la personne concernée soit ordonné et, subsidiairement, que l’autorité cantonale contrôle l’existence d’un droit de séjour au sens de l’ALCP.

Le Tribunal fédéral est ainsi appelé à déterminer s’il convient d’expulser le ressortissant allemand de Suisse ou si, au contraire, celui-ci peut exiger une autorisation de séjour sur la base de l’art. 4 Annexe I ALCP.

Droit

À titre liminaire, le Tribunal fédéral rappelle que le SEM a qualité pour recourir en vertu de l’art. 89 al. 2 lit. a LTF.

À teneur de l’art. 4 Annexe I ALCP, le ressortissant européen qui a exercé une activité économique (notamment une activité lucrative indépendante) en Suisse a le droit d’y demeurer après la fin de cette activité. Le SEM considère toutefois qu’un tel droit n’existe que lorsque l’exercice de l’activité lucrative indépendante en Suisse a débuté au plus tard trois ans avant que la personne ait atteint l’âge réglementaire de la retraite. Or en l’espèce, le défendeur avait 73 ans lorsqu’il a commencé son activité et obtenu l’autorisation de séjour correspondante.

Le Tribunal fédéral constate qu’il n’a jamais été amené à trancher cette question, pas plus que la CourEDH. Il explique que pour y répondre, il convient d’interpréter les dispositions pertinentes à la lumière des principes ancrés aux art. 31 ss de la Convention de Vienne sur le droit des traités (cf. arrêt 2C_653/2018*, consid. 5.3.1 résumé in : LawInside.ch/851/).

Le Tribunal fédéral indique qu’étant donné que le ressortissant allemand exerçait une activité indépendante, la Directive 75/34/CEE lui est applicable par le renvoi de l’art. 4 Annexe I ALCP. Selon l’art. 2 al. 1 lit. a. de la Directive, il existe un droit de séjour lorsque (1) une activité indépendante a été exercée dans l’État de résidence durant les douze derniers mois au moins, (2) que la personne a séjourné dans cet État de manière ininterrompue pendant une durée minimale de trois ans au total et (3) qu’elle avait atteint l’âge réglementaire de la retraite au moment de l’abandon de son activité. Le Tribunal fédéral note qu’il ne ressort pas de la lettre de cet article que la personne concernée doit avoir commencé à exercer avant d’avoir atteint l’âge réglementaire de la retraite. L’interprétation téléologique de cette norme conduit à la même conclusion. En effet, le but de l’ALCP est de permettre aux ressortissants européens d’exercer une activité lucrative sur tout le territoire de l’UE/AELE ainsi qu’en Suisse en rencontrant aussi peu d’obstacles que possible (art. 1 lit. a, art. 12 ss Annexe I ALCP).

Ainsi, le Tribunal fédéral estime que le ressortissant allemand peut en principe invoquer un droit de séjour au sens de l’art. 4 Annexe I ALCP. Sa prétention effective présuppose toutefois qu’il ait effectivement exercé une activité lucrative indépendante. Or en l’espèce, pour l’année 2012, l’intéressé n’a retiré de son activité de médecin qu’un bénéfice net de CHF 241.-, ce qui indique qu’il n’a peut-être pas réellement poursuivi son activité professionnelle en Suisse. En outre, le Tribunal fédéral relève que le ressortissant pourrait potentiellement bénéficier d’un droit de séjour pour personnes n’exerçant pas d’activité économique en vertu de l’art. 24 al. 1 Annexe I ALCP, pour autant qu’il remplisse les conditions de cette autorisation, en particulier qu’il dispose de moyens financiers suffisants. Il précise qu’il reviendra à l’instance précédente d’éclaircir ces questions.

Finalement, le  Tribunal fédéral examine si les conditions d’une restriction des potentielles prétentions du défendeur selon l’ALCP, telles que définies à l’art. 5 Annexe I ALCP, sont remplies. Cette disposition exige une mise en danger suffisamment grave et actuelle de l’ordre public par la personne étrangère concernée. Ainsi, dans le cadre d’une condamnation pénale passée, c’est le risque de récidive qui est décisif. En l’espèce, bien que le défendeur ait une certaine carrière criminelle derrière lui (il avait déjà commis plusieurs infractions en Allemagne une quinzaine d’années auparavant), le Tribunal fédéral considère qu’il ne représente pas actuellement une menace concrète pour l’ordre public, compte tenu du retrait de son autorisation d’exercer en tant que médecin – qui avait facilité, sinon permis son comportement criminel – et de son âge désormais avancé.

Le Tribunal fédéral conclut que les conditions pour une restriction des droits de libre circulation de l’intéressé, telles qu’énoncées à l’art. 5 Annexe I ALCP, ne sont pas remplies. Partant, dans l’hypothèse où le défendeur pourrait tirer de l’ALCP un droit de séjour, son renvoi de Suisse violerait cet accord.

Par conséquent, le Tribunal fédéral admet partiellement le recours du SEM, qui succombe pour l’essentiel, et renvoie la cause à l’instance précédente.

Proposition de citation : Marion Chautard, Le droit de demeurer en Suisse après la fin de l’activité économique indépendante en cas de condamnation pénale, in : https://www.lawinside.ch/899/