L’amiante et le droit suisse de la prescription : nouveau camouflet par la CourEDH

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CourEDH, 13.02.2024, Affaire Jann-Zwicker et Jann c. Suisse, requête 4976/20

Dans les circonstances exceptionnelles propres aux victimes de l’exposition à l’amiante, l’application des délais de prescription absolus par les autorités suisses (en particulier la manière de déterminer le dies a quo) a eu pour effet de restreindre le droit d’accès à un tribunal des requérants au point de porter atteinte à l’essence même de ce droit. Il y a donc eu violation de l’art. 6 § 1 CEDH.

Faits

Entre 1961 et 1972, Marcel Jann vit avec ses parents à Niederurnen (GL), dans une maison appartenant à la société Eternit AG, à proximité immédiate de l’usine de la société. Des minéraux d’amiante fibreux y sont transformés en panneaux d’amiante-ciment. Au cours de cette période, Marcel Jann est régulièrement exposé à l’amiante. D’une part, les émissions de poussière de l’usine entrent par les fenêtres de sa chambre à coucher. De l’autre, il joue souvent sur et autour des panneaux et des tuyaux utilisés par l’usine Eternit. En outre, il assiste régulièrement au déchargement des sacs d’amiante à la gare.

Marcel Jann quitte Niederurnen à l’âge de 19 ans et n’est plus exposé à l’amiante par la suite, laquelle est interdite en Suisse en 1989. En 2004, il se voit diagnostiquer un mésothéliome pleural malin (cancer de la plèvre), typique d’une exposition à l’amiante. Il décède de cette maladie en 2006, à l’âge de 53 ans.

En 2009, la veuve et le fils de Marcel Jann ouvrent action en dommages-intérêts contractuels et extracontractuels devant les juridictions glaronnaises, à la fois contre Eternit (Schweiz) AG, successeuse présumée d’Eternit AG ; contre les deux fils de l’ancien propriétaire d’Eternit AG, lesquels avaient occupé des postes de direction au sein de la société durant la période d’exposition de Marcel Jann ; et contre les Chemins de fer fédéraux.

Les instances cantonales déboutent les demandeurs en raison de la prescription. Par-devant le Tribunal fédéral, la procédure est suspendue dès 2014, dans l’attente de l’issue du projet de révision du droit suisse de la prescription alors débattu au Parlement. En 2019, à la suite de la reprise de la procédure, le Tribunal fédéral confirme l’arrêt de l’Obergericht glaronnais (ATF 146 III 25).

Les demandeurs saisissent la CourEDH (ci-après : la « Cour »), laquelle est amenée à se prononcer une nouvelle fois sur la compatibilité du droit suisse de la prescription avec l’art. 6 § 1 CEDH (droit d’accès à un tribunal) dans le cas d’une victime de l’amiante.

Droit

Selon la jurisprudence fédérale, la prescription commence à courir avec l’acte ou l’omission qui a causé le dommage, indépendamment du fait que les conséquences dommageables ne se soient produites que bien plus tard. Dans l’ATF 146 III 25, le Tribunal fédéral maintient cette interprétation, en soutenant que l’arrêt de la CourEDH Howald Moor et autres c. Suisse (ci-après : l'”arrêt Moor”) ne modifie pas sa jurisprudence.

La prescription est donc largement acquise, tant s’agissant du volet contractuel (le point de départ étant la violation d’obligations contractuelles) qu’extracontractuel (le point de départ étant la violation du devoir de diligence), l’art. 6 § 1 CEDH et l’arrêt Moor ne s’opposant pas en soi à des délais de prescription absolus. Dans son arrêt, le Tribunal fédéral souligne également l’existence du Fonds d’indemnisation pour les victimes de l’amiante (ci-après : le « Fonds d’indemnisation »), constituant une solution alternative pour l’obtention d’une indemnisation.

Selon les requérants, la prescription ne commence à courir qu’à partir du moment où les conséquences d’une exposition à l’amiante se manifestent. Admettre le contraire constituerait une violation de l’art. 6 § 1 CEDH, puisque les demandes d’indemnisation en cas de dommages différés liés à l’amiante seraient alors systématiquement prescrites, étant donné la longue période de latence du mésothéliome (en moyenne, entre quinze et vingt-cinq ans après l’exposition à l’amiante).

La Cour commence par rappeler que le droit d’accès à un tribunal constitue un aspect du droit à un procès équitable garanti par l’art. 6 § 1 CEDH (cf. en particulier CourEDH, Golder c. Royaume-Uni). En outre, ce droit doit être « concret et effectif », et non « théorique et illusoire ». Des limitations à ce droit demeurent possibles, sous réserve qu’elles poursuivent un but légitime et qu’il existe un rapport raisonnable entre les moyens employés et le but visé (respect du principe de la proportionnalité) (cf. en particulier CourEDH, Baka c. Hongrie). L’essence même du droit d’accès à un tribunal ne doit pas se trouver affecté par d’éventuelles limitations.

En l’espèce, la Cour écarte les arguments de l’intimée (la Suisse), selon lesquels le cas d’espèce n’est pas comparable à celui qui avait fait l’objet de l’arrêt Moor. Peu importe en effet que l’exposition à l’amiante n’ait pas eu lieu dans un cadre professionnel ; dans les deux cas, le droit des victimes à la protection de leur intégrité physique est en jeu. Par ailleurs, la création entre la publication des deux arrêts du Fonds d’indemnisation ne change pas la donne. En effet, sans être certains d’obtenir une indemnisation, les requérants auraient dû abandonner leur action civile en cours pour pouvoir effectuer une demande auprès du Fonds d’indemnisation, renonçant expressément à toute procédure judiciaire et à tout contrôle ultérieur par un tribunal. La Cour est donc d’avis qu’il ne peut pas être reproché aux requérants de ne pas avoir sollicité le Fonds d’indemnisation. En résumé, le cas d’espèce est tout à fait comparable à celui qui a fait l’objet de l’arrêt Moor.

La Cour parvient ensuite à la conclusion que la limitation d’accès au tribunal découlant du droit suisse de la prescription dans le cas d’une victime de l’amiante n’est pas dans un rapport raisonnable avec le but de sécurité juridique visé, tout légitime que soit ce but.

En effet, dès lors qu’il est scientifiquement prouvé qu’il est impossible pour une personne de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, cette circonstance doit être prise en compte dans le calcul du délai de prescription (arrêt Moor, § 78). En raison des longs délais de latence, l’on peut donc supposer que les demandes liées à l’amiante seront toujours prescrites en cas de délai de prescription de dix ans, et très souvent en cas de délai de prescription de vingt ans, si la manière de déterminer le dies a quo préconisée par la jurisprudence fédérale devait être maintenue.

La Cour estime donc que le droit des requérants d’accéder à un tribunal n’a pas été concret et effectif, compte tenu de la manière dont le dies a quo du délai de prescription absolu a été déterminé. Elle ne décèle pas non plus de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but de sécurité juridique poursuivi. Il y a donc bien eu une violation de l’art. 6 § 1 CEDH à cet égard.

La Cour reconnaît aussi une violation de l’art. 6 § 1 CEDH en raison de la durée de la procédure (juillet 2009 à novembre 2019, pour six ans devant le Tribunal fédéral). En effet, la suspension de la procédure par-devant le Tribunal fédéral entre avril 2014 et novembre 2018 n’est pas conforme au « délai raisonnable » prévu à l’art. 6 § 1 CEDH, dans la mesure où il n’était pas effectivement nécessaire d’attendre l’issue des discussions parlementaires sur la révision du droit de la prescription avant de reprendre la procédure. En tout état, il ne peut pas être reproché aux requérants de ne pas avoir sollicité la reprise de la procédure après l’avoir fait et s’être vu opposer un rejet en raison des discussions parlementaires en cours.

La CourEDH octroie une somme aux requérants à titre du préjudice moral subi (EUR 20’800) ainsi qu’une indemnité pour frais et dépens (EUR 14’000).

Note

Cet arrêt de la Cour est particulièrement bienvenu. Lors de la publication de l’ATF 146 III 25, en 2019, nombre d’auteurs s’étaient en effet montrés, à juste titre, critiques de la position du Tribunal fédéral sur la détermination du dies a quo dans le cas d’une victime de l’amiante (parmi d’autres, Pascal Pichonnaz/FranzWerro, Le nouveau droit de la prescription. Quelques aspects saillants de la réforme, in Pichonnaz/Werro (édit.), Le nouveau droit de la prescription. Colloque du droit de la responsabilité civile 2019, Université de Fribourg, Berne 2019, p. 1 ss).

Il est en effet difficile de comprendre les raisons qui ont poussé le Tribunal fédéral à ne pas tenir compte de l’arrêt Moor lorsqu’il a à nouveau été confronté au cas d’une victime de l’amiante. En effet, le Tribunal fédéral avait fait valoir que l’arrêt Moor ne concernait que le cas d’espèce en utilisant un syntagme (« in diesem Einzelfall », considérant non publié, cf. TF, 4F_15/2014, c. 3, résumé in LawInside.ch/125) lorsqu’il avait dû rendre un nouvel arrêt dans cette affaire (ATF 142 I 42). Une modification de sa jurisprudence constante sur le dies a quo du délai absolu de prescription n’était donc pas nécessaire. Le fait que les arguments avancés pour différencier l’arrêt Moor du cas d’espèce aient été balayés par la Cour (cf. en particulier § 71 ss) est donc réjouissant.

Par ailleurs, il convient également de saluer le fait que la Cour ait mis en évidence les nombreuses difficultés liées à une requête par-devant le Fonds d’indemnisation, en particulier la problématique de l’abandon obligatoire, par les demandeurs, de toute prétention judiciaire.

L’arrêt n’est pas encore définitif (cf. art. 43 et 44 CEDH). S’il le devient, il sera donc à espérer que les juridictions nationales se conformeront à la jurisprudence de la CourEDH lorsqu’elles devront immanquablement se pencher, à l’avenir, sur la question de la prescription dans le cas particulier des victimes de l’amiante. Une mise en conformité pourrait d’ailleurs aller jusqu’à l’abandon du délai absolu de prescription pour les victimes de dommages différés (dans ce sens Franz Werro, La prescription et les dommages différés des victimes de l’amiante. Un triste retour en arrière !, REAS 2020, p. 59 s.).

Pour un résumé détaillé de l’arrêt, nous renvoyons nos lectrices et nos lecteurs à la contribution rédigée par Christoph Müller, in : “CourEDH – Jann-Zwicker et Jann c. Suisse (requête n° 4976/20) du 13 février 2024”, Université de Neuchâtel, NLRCAS mars 2024.

Proposition de citation : Camille de Salis, L’amiante et le droit suisse de la prescription  : nouveau camouflet par la CourEDH, in : https://www.lawinside.ch/1420/