Gratification convenue ou entièrement discrétionnaire ? (1/2)
ATF 148 III 186 | TF, 18.01.2021, 4A_169/2021*
L’inclusion de critères individuels dans la formule déterminant le montant d’un bonus n’exclut pas systématiquement une qualification en tant que gratification convenue (gratification à laquelle l’employé a droit).
L’employeur souhaitant se réserver le droit de réduire à 0 le degré d’atteinte de certains objectifs doit le prévoir spécifiquement dans la clause contractuelle consacrée au bonus ainsi que lors de chaque paiement.
Faits
Un employé travaille depuis 2016 auprès d’une société. Il perçoit un salaire annuel de CHF 130’000 bruts, auquel s’ajoute une composante variable pay définie comme suit : « 20 % of annual base salary, pro rata temporis (payment in March of the following year, based on achievement of the agreed business and individual objectives) ». La formule applicable est la suivante : « eligible base salary x bonus target x business performance factor x individual performance factor ». Pour la période travaillée en 2016, l’employé perçoit un bonus de CHF 15’222.47, déterminé sur la base des résultats de la société et de la prestation de l’employé.
La relation de travail se termine le 31 janvier 2018. En 2017, la prestation de l’employé est qualifiée positivement (successfull performance). Toutefois, invoquant un résultat d’exercice négatif, la société ne verse aucun bonus pour l’année 2017. Elle n’indique pas selon quel calcul elle parvient à un tel résultat.
L’employé saisit la justice et réclame le paiement de CHF 26’400.45 à titre de salaire variable pour l’année 2017, ainsi que CHF 2’220 pour l’année 2018. Les instances cantonales qualifient la rémunération réclamée de gratification convenue (unechte Gratifikation) et admettent la demande. La demande relative à l’année 2018 est rayée du rôle après que la société a payé à l’employé un montant à ce titre en cours de procédure. Sur ce point, l’appel de la société est déclaré irrecevable.
La société porte l’affaire devant le Tribunal fédéral lequel est amené à préciser la notion de gratification convenue dans les cas où le paiement de celle-ci dépend aussi bien de critères objectifs que subjectifs.
Droit
Le Tribunal fédéral commence par rappeler sa jurisprudence désormais bien établie en matière de bonus, basée sur la distinction entre (1) salaire variable (art. 322 CO), (2) gratification à laquelle l’employé à droit (gratification convenue) et (3) gratification à laquelle l’employée n’a pas droit (art. 322d CO). Les situations 1 et 2-3 peuvent être distinguées entre elles comme suit : alors que le salaire variable dépend d’éléments objectifs, tels que le bénéfice et le chiffre d’affaires, la gratification dépend du moins en partie du bien vouloir de l’employeur, en particulier s’agissant du montant de celle-ci. La fixation du montant du bonus sur la base de la performance de l’employé (appréciée subjectivement) par l’employeur est typiquement l’expression d’une gratification.
Il faut retenir que la gratification est convenue (situation 2) lorsque sur la base d’un accord (tacite ou implicite – notamment lors du paiement du bonus sans réserve pendant plusieurs années consécutives sans réserve) l’employeur s’est engagé au paiement d’un bonus, dont la quotité demeure toutefois sujette à sa discrétion. En revanche, il n’existe aucun droit au paiement d’une gratification lorsqu’aussi bien le principe du paiement que le montant du bonus dépendent du bien vouloir de l’employeur (situation 3). C’est le cas lorsque le caractère discrétionnaire du bonus a été réservé lors de chaque paiement, exception faite pour les situations où la réserve paraît vide de sens.
La société recourante se prévaut du fait que la formule prévue pour la fixation du bonus implique un pouvoir discrétionnaire important de l’employeur ; en particulier, un résultat de 0 de la performance du business et/ou de la performance individuelle de l’employé aurait pour effet d’exclure le paiement d’un bonus, et la société aurait la possibilité d’influencer ces critères.
Le Tribunal fédéral ne partage pas cette position et confirme la qualification en tant que gratification convenue. Il relève que l’employeur n’a aucune influence sur les éléments eligible base salary et bonus target de la formule et qu’en raison des critères objectivés utilisés s’agissant de la business performance et de la individual performance, le pouvoir discrétionnaire de l’employeur est limité à cet égard également.
Reste à déterminer si malgré cette qualification l’employeur était en droit de réduire à 0 le bonus relatif à 2017 au motif que les résultants de l’exercice étaient négatifs, sans toutefois appliquer la formule convenue.
Le Tribunal fédéral exclut cette possibilité. Il précise qu’une gratification convenue ne peut pas être refusée en invoquant des circonstances que l’employé, de bonne foi, ne pouvait pas considérer comme étant pertinentes pour la détermination du bonus (cf. l’ATF 136 III 313). Ainsi, en l’espèce, la société n’était pas en droit de refuser le paiement du bonus en invoquant (sans détailler les raisons de ce choix) des résultats financiers négatifs et en s’écartant ainsi de la formule convenue.
Dans un dernier grief, la société conteste la façon dont l’instance cantonale a déterminé la valeur des éléments business performance et individual performance. S’agissant du premier élément (business performance), la société estime qu’elle pouvait exercer une certaine discrétion et attribuer une valeur de 0 à ce critère. Telle n’est toutefois pas l’avis du Tribunal fédéral. De bonne foi, l’employé ne pouvait pas s’attendre à ce que la société disposait d’une telle prérogative. Si elle avait voulu se réserver cette possibilité, elle aurait dû le préciser dans l’explication de la formule et lors du paiement des bonus.
S’agissant du deuxième élément (individual performance), dans la procédure la société a admis qu’une successful performance telle qu’attribuée à la prestation de l’employé, correspondait à un degré d’atteinte de l’objectif de 90 à 110 %. Elle n’a toutefois pas précisé le degré d’atteinte applicable en l’espèce. Sur cette base, le Tribunal fédéral retient que la société a failli à son obligation de collaborer et, de ce fait, retient qu’il n’était pas arbitraire de retenir – à son désavantage – un pourcentage d’atteinte de 110 %.
Pour ces motifs le Tribunal fédéral rejette le recours s’agissant de la qualification du bonus.
Note
La deuxième partie de cet arrêt traite du moyen de droit à entreprendre à l’encontre d’une décision rayant la cause du rôle (bonus relatif à l’année 2018, payé en cours de procédure).
Cet arrêt confirme dans les grandes lignes la jurisprudence du Tribunal fédéral en matière de bonus, en y apportant toutefois des précisions s’agissant de la délimitation entre gratification convenue (à laquelle l’employé a droit) et gratification à laquelle l’employé n’a aucun droit. Ces précisions peuvent être résumées comme suit :
Premièrement, le fait que le paiement d’un bonus dépende également de l’atteinte de critères subjectifs n’exclut pas a priori tout droit de l’employé au paiement de celle-ci. Dans le cas à l’origine de l’arrêt résumé ici, la formule convenue comportait l’élément performance individuelle de l’employé. Comme les critères choisis étaient toutefois fortement objectivés (on ignore de quelle façon précisément), la marge discrétionnaire de la société n’était pas telle qu’elle permettait de qualifier la gratification d’entièrement discrétionnaire. Il n’existe donc pas forcément d’automatisme entre l’inclusion de critères individuels de performance et la qualification d’un bonus en tant que gratification à laquelle l’employé n’a pas droit ; pour qu’un bonus soit qualifié de gratification à laquelle l’employé n’a pas droit, la marge d’appréciation de l’employeur doit être importante. La particularité de cet arrêt réside dans le fait que la performance de l’employé relative à l’année 2017, qualifiée de positive, n’était pas remise en cause. Le résultat aurait pu être différent si l’employeur avait été en mesure de démontrer que la performance de l’employé était négative, ce qui aurait vraisemblablement pu mener à une valeur de 0 au niveau de la performance individuelle et donc à l’exclusion du bonus – le tout en application de la formule.
En pratique, la réduction du risque légal lié à la qualification du bonus se trouvera souvent en conflit avec l’objectif d’incitation (incentive) que ce type de rémunération poursuit. Des critères transparents et objectifs de paiement du bonus conduiront à des risques légaux plus importants pour l’employeur. La solution réside probablement dans une formulation des clauses de bonus incluant des réserves adéquates quant au caractère discrétionnaire des paiements effectués et de la marge discrétionnaire de l’employeur dans la détermination du degré d’atteinte des critères subjectifs. L’employeur prudent rappellera ces réserves lors de chaque paiement du bonus.
Deuxièmement, l’arrêt souligne l’importance de la bonne foi dans l’application de la formule convenue contractuellement. Le Tribunal fédéral rejette l’opinion de la société – qui dans la procédure refusait d’expliquer en détail le calcul menant au refus du bonus – selon laquelle celle-ci aurait eu la possibilité de refuser le paiement du bonus en s’écartant de la formule convenue. Si une telle formule a été communiquée, l’employé pourra de bonne foi s’attendre à ce que le bonus soit déterminé en application de celle-ci. Dans ce cas également, toutefois, le Tribunal fédéral semble admettre que par des réserves appropriées l’employeur peut réduire le degré d’atteinte des objectifs sur lesquels il y a une possibilité d’influence et ainsi cas échéant refuser le paiement du bonus.
En conclusion, la volonté des parties nous semble jouer un rôle d’autant plus important lorsqu’il s’agit de déterminer si une gratification doit être qualifiée de convenue ou entièrement discrétionnaire. L’employeur ayant fixé contractuellement des critères (même individuels) objectivés sans se réserver expressément le droit de ne pas payer le bonus encourra un risque considérable que ses employés puissent réclamer le paiement d’un bonus.
Nous avons résumé la jurisprudence du Tribunal fédéral en matière de bonus dans les autres contributions suivantes :
critères de distinction entre salaire variable et gratification :
requalification de la gratification selon le principe de l’accessoriété :
- TF 4A_714/2016, LawInside.ch/497 ;
- ATF 142 III 381, LawInside.ch/244 ;
- ATF 142 III 456, LawInside.ch/279 ;
égalité de traitement lors du paiement du bonus :
Proposition de citation : Simone Schürch, Gratification convenue ou entièrement discrétionnaire ? (1/2), in : www.lawinside.ch/1160/
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